Capitalismes politiques : la Guerre de Quarante Ans
Et si le parallèle entre la guerre froide et la rivalité sino-américaine n’avait guère de sens ? Pendant les années 1980, les États-Unis ont regardé avec inquiétude la croissance économique japonaise, créant tout un ensemble de dispositifs aujourd’hui mobilisés contre la Chine. Aujourd’hui, cette lutte de quarante ans pourrait transformer les États-Unis.
Alors que la Guerre froide est très régulièrement employée comme étalon de mesure permettant de juger de l’état de dégradation des relations entre les Etats-Unis et la Chine, ce n’est pas l’unique, ni même forcément la plus pertinente, des comparaisons. Le niveau d’interdépendance entre les deux puissances, la vigueur des tensions commerciales, l’importance prise par les technologies émergentes dans la compétition : tous ces éléments conduisent à orienter le regard vers un autre épisode de tensions, celui qui opposa les Etats-Unis et le Japon des années 80 jusqu’au milieu des années 1990. Dans un article précédent, nous nous sommes penchés sur cette période en étudiant l’inquiétude qui avait frappé la société américaine, qui avait craint de perdre son hégémonie économique et technologique.
Nous allons aujourd’hui essayer de démontrer que, face à la Chine, les Etats-Unis se sont trouvés confrontés à deux questions similaires : comment échanger librement avec une économie qui ne respecte pas les règles de l’économie de marché telles qu’elles sont envisagées à Washington ? L’Amérique a-t-elle intérêt à continuer d’échanger librement sur le plan commercial et technologique avec une puissance risquant de la dépasser ? Face à des comportements jugés déloyaux et injustes, les Etats-Unis ont cherché à employer leur poids économique et politique pour contraindre leurs compétiteurs. Les instruments utilisés aujourd’hui pour contraindre la Chine et ralentir le développement de secteurs critiques ont été créés, expérimentés ou renforcés dans les années 1980 et 1990 pour assurer le maintien de la prééminence économique et technologique de l’Amérique face au défi né des usines, des laboratoires et des salles de marché de Tokyo, Osaka et Yokohama. Les deux situations se distinguent toutefois en raison des fortes inquiétudes en matière sécuritaire ou des droits de l’Homme provoquées par la montée en puissance de la Chine qui provoque un recours accru à la contrainte.
Le système de marché libre contre l’État développementaliste
La libre entreprise, le libre marché, la concurrence : à écouter Jimmy Carter en 1978, ce sont les piliers sur lesquels est fondée l’économie américaine. Et encore… ces mots furent prononcés avant la révolution reaganienne, qui fit naître ce que Fred Block appelle un « fondamentalisme de marché » refusant l’intervention publique considérée par principe comme inutile et inefficace. Au contraire, les politiques publiques de certains partenaires des Etats-Unis sont guidées par un sévère scepticisme quant à l’idée que le seul marché laissé à ses propres forces est en mesure de conduire à la prospérité. Dans son célèbre livre sur le Ministère du commerce international et de l’industrie japonais (MITI), Chalmers Johnson contraste ainsi le système socio-économique américain qui repose sur la rationalité de marché et le système japonais qui fait preuve d’une rationalité planificatrice et développementaliste. Aujourd’hui, la République populaire de Chine est elle aussi adepte de définition par l’Etat de priorités stratégiques. L’Etat-Parti reste aujourd’hui un acteur clé de l’économie notamment grâce aux nombreuses entreprises d’Etat et au contrôle étroit qu’il exerce sur le système bancaire. [...]
Sur un air des années 1980 : les outils américains dans la compétition avec la Chine
De cette similitude entre les reproches américains adressés au Japon des années 1980 et à la Chine d’aujourd’hui découle une continuité dans les outils utilisés pour faire face à cette compétition économique et technologique.
Dans les deux cas, conformément à l’attachement américain au système commercial multilatéral, les Etats-Unis portent des initiatives diplomatiques, exhortant leur concurrent à respecter leurs engagements internationaux, dans le cadre du GATT pour le Japon et de l’OMC pour la Chine, notamment sur les questions d’ouverture des marchés et de protection de la propriété intellectuelle.
Les Etats-Unis bénéficient dans ces négociations avec Tokyo comme avec Pékin d’un argument de poids : la menace d’imposer des sanctions commerciales à l’autre en faisant appel à la Section 301 du Trade Act de 1974, qui autorise (voire oblige) le président américain à répondre aux « pratiques commerciales étrangères injustes » en imposant des sanctions. Élargie et renforcée en 1988 (notamment sur la propriété intellectuelle, Special 301, et les télécommunications, Telecommunications 301) en réponse aux inquiétudes américaines vis-à-vis du Japon, cette autorité a été brandie par Washington lors des négociations avec Tokyo. Même en l’absence de représailles tarifaires actées, la menace des sanctions a pesé dans la conclusion des accords conclus entre les deux pays, tels que celui sur les supercalculateurs en mars 1990 ou celui sur les satellites en juin 1990. Alors qu’à partir de 1995 et de la création d’un mécanisme de règlement des différends à l’OMC, les Etats-Unis avaient largement diminué les recours unilatéraux à la Section 301, l’administration Trump a convoqué ce même outil juridique face à la Chine, allant cette fois jusqu’au bout de la démarche. Après un rapport d’enquête par l’USTR sur les pratiques chinoises en matière de transferts de technologies, de propriété intellectuelle et d’innovation, l’administration Trump a ainsi imposé de lourdes barrières douanières aux importations chinoises au titre de la Section 301. Cette politique agressive lui a finalement permis de conclure un accord avec la Chine en janvier 2020.
Pour protéger les entreprises américaines dans un contexte de forte compétition technologique et économique face à la Chine, les autorités américaines ont également réutilisé et renforcé les outils de contrôle des investissements entrants qui avaient été établis dans les années 1980 pour répondre à la menace japonaise. Ainsi, bien que créé quelques années avant, c’est en 1988, en réponse aux inquiétudes du Congrès sur l’acquisition de certaines entreprises américaines par des firmes japonaises que le Comité sur les Investissements Étrangers aux Etats-Unis (Committee on Foreign Investments in the United States, ou CFIUS) est chargé d’examiner et si nécessaire de bloquer les fusions, acquisitions ou rachats menaçant la sécurité nationale. Trente ans plus tard, préoccupés cette fois par la croissance des investissements chinois aux Etats-Unis, en particulier dans les technologies et infrastructures jugés critiques, le Congrès étend les pouvoirs de ce même comité par la loi dite FIRRMA (Foreign Investment Risk Review Modernization Act). Si ce comité attire aujourd’hui l’attention pour son enquête sur TikTok, qui pourrait aboutir à la vente forcée de l’application par sa maison-mère chinoise Bytedance, son origine est donc indissociable des scandales, qui eurent lieu dans les années 1980, d’acquisitions par les Japonais d’entreprises stratégiques américaines, en particulier la tentative d’achat de Fairchild Semiconductor par Fujitsu en 1988. [...]
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