Nord-Sud : l'impossible coopération ?
Jean-Jacques Gabas enseigne l’économie du développement à l’Université d’Orsay et à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris. Il présente ici, dans un ouvrage clair et pédagogique, les déceptions nées de 50 années de politiques de coopération et suggère les moyens de refonder le dialogue Nord-Sud.
La coopération, relation symétrique et égalitaire, s’est dévoyée en aide au développement, asymétrique et verticale, dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait alors d’assister les pays 'en retard de développement' sur la trajectoire de croissance empruntée un siècle plutôt par les pays industrialisés. Le plan Marshall a été érigé en modèle. Les pays du Nord décidaient des modalités de développement de ceux du Sud, sans consultation des populations.
Cette politique, humiliante pour le récipiendaire ('la main qui reçoit est toujours sous celle qui donne'), suppose des transferts financiers considérables. Or la manne de la générosité publique n’a cessé de diminuer. L’objectif de 0,7% du PNB des pays riches, arbitrairement fixé dans les années 1960 sans appréciation préalable des besoins financiers des pays en voie de développement, est restée incantatoire. L’aide a surtout bénéficié au continent asiatique, où les Etats-Unis souhaitaient enrayer la montée du communisme; l’Afrique noire, victime d’afro-pessimisme, a été marginalisée. Dans les années 1990, second effet d’éviction, l’aide au développement est allée à l’Europe de l’Est et à la reconstruction de l’ex-Yougoslavie.
L’Europe, malgré sa surface financière, est aujourd’hui à la traîne de la politique menée par les institutions de Bretton Woods. Pourtant, dès 1957, la Communauté économique européenne s’était souciée de coopération, articulant aide au développement et ouverture asymétrique de ses frontières aux exportations. Les systèmes Stabex et Sysmin garantissaient la stabilité des recettes d’exportation. Un dialogue politique s’était instauré dans le cadre du système de Lomé. Une assemblée paritaire était créée. La contractualisation primait sur la conditionnalité, la différence n’étant pas seulement sémantique. Mais l’accord de Cotonou a signé la fin de cette spécificité. Les décaissements ont décru; le 'consensus de Washington' a prévalu; le régionalisme Union européenne-pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (APC) s’est dissout dans le multilatéralisme de l’Organisation mondiale du commerce.
J.-J. Gabas brosse ensuite à grands traits l’histoire des politiques de développement depuis les années 1950. Après W. W. Rostow, l’idée que les pays en développement devaient suivre un chemin de croissance obligé a prévalu. Qu’on soutienne tous les secteurs (c’est la théorie du big push de Rosenstein-Rodan) ou seulement les 'industries industrialisantes', il fallait promouvoir la croissance. Mais celle-ci réduit-elle automatiquement les inégalités? Plutôt que de privilégier la croissance, les politiques d’aide au ont ensuite visé en priorité à satisfaire les besoins fondamentaux par des projets précis et ciblés. Ce fut l’aire de l’aide-projet. Puis les années 1980 ont marqué une rupture: la priorité fut désormais donnée au rééquilibrage des finances publiques et des balances des paiements. On passa de l’aide-projet à l’aide-programme. On considéra sans barguigner que l’insertion dans l’économie mondiale aurait des effets positifs. La bonne gouvernance économique devint une priorité, liée à une démocratisation souvent teintée d’ethnocentrisme.
Le bilan de cette politique chaotique est mauvais. L’aide au développement a certes laissé des traces sur le terrain: des routes, des écoles, des hôpitaux ont été construits. Mais elle s’est complexifiée et sédimentée. Les intervenants se sont multipliés. Les priorités se sont ajoutées les unes aux autres: lutte contre la pauvreté, démocratisation, développement rural, sécurité urbaine…
J.-J. Gabas propose de reconstruire le dialogue Nord-Sud autour de la notion de biens publics mondiaux. Le concept est connu: il s’agit de problèmes planétaires dont la gestion étatique est insuffisante. L’économie néoclassique en a dressé la liste et en a défini les modes de régulation par des mécanismes internationaux souvent imposés au Sud. L’économie politique, moins dogmatique, suggère d’associer le Sud à la définition de ces biens et à leurs modes de gestion. Les médicaments génériques, les logiciels peuvent-ils être des biens publics mondiaux, à conditions que soient révisées les règles de la propriété intellectuelle? Quid de la monnaie? Cette réhabilitation des politiques publiques est, selon J.-J. Gabas, la seule manière de sortir de l’aide sans coopération dont le Sud a si longtemps pâti.