Commander les armées de demain
Les structures de commandement modernes dans les armées sont devenues de plus en plus vulnérables. Face à de nouvelles menaces, elles doivent aujourd’hui se réorganiser.
Au sein des armées, les structures de commandement modernes, bien que très différentes de leurs aînées, remplissent une fonction quasi-immuable : permettre aux chefs militaires d’assurer le commandement et le contrôle des armées en opération, du plus haut niveau stratégique au dernier niveau tactique. Au cours des trois dernières décennies cependant, ces structures sont devenues de plus en plus complexes et consommatrices en ressources humaines et matérielles. Alors que des menaces de plus haute intensité réapparaissent à l’horizon, les structures de commandement vont devoir évoluer pour faire face à de nouveaux défis, notamment en termes de vulnérabilité. Même si les freins au changement sont nombreux, des pistes d’amélioration existent, mêlant technologie et facteur humain, quant à la protection des structures actuelles ou leur adaptation à leur nouvel environnement opérationnel.
Des structures de commandement alourdies et vulnérables
Les structures de commandement sont le reflet des réalités géostratégiques de leur époque. En France, comme ailleurs en Europe et aux États-Unis, elles ont été influencées depuis la fin de la guerre froide par trois facteurs principaux : le caractère multinational des engagements, la prégnance des opérations de stabilisation et l’essor de la numérisation. Le caractère systématiquement multinational des opérations a conduit à l’adoption des standards de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Pour faciliter les échanges entre nations, structures et spécialités, les fonctions de liaisons se sont multipliées. Tout ceci a favorisé des organismes de commandement imposants et complexes. Par ailleurs, les opérations de stabilisation menées au cours des trois dernières décennies ont nécessité l’instauration d’une « approche globale » de résolution des conflits suscitant parfois une certaine confusion des attributions, la multiplication des fonctions (communication, influence, actions civilo-militaires, etc.) et, là encore, la complexification des structures. Enfin, si la numérisation a contribué à renforcer l’efficacité du commandement, elle a aussi contribué à accroître la consommation énergétique des postes de commandement (PC), et le besoin en personnel dédié aux systèmes d’information et de communication. Ces évolutions ont permis de commander avec un certain succès les armées françaises aux quatre coins du monde. Pour autant, ces trois éléments ont participé à l’alourdissement considérable de structures souvent perçues comme macrocéphales au regard des effectifs réellement déployés sur le terrain.
Complexité et obésité pèsent aujourd’hui de plus en plus sur l’efficacité du commandement, tant dans la préparation des forces que dans la conduite des opérations. En premier lieu, considérant les tensions sur la ressource humaine qualifiée, il est très difficile d’aligner les effectifs de ces organismes sur ce qui est prévu dans les textes. Nombre de postes interarmées ou liés à certaines spécialités rares ne sont donc pas occupés en permanence dans les différentes structures de commandement. L’entraînement collectif est le premier domaine à pâtir de cette situation : pour pouvoir fonctionner normalement, un état-major de division en exercice nécessite ainsi le renfort d’un peu plus de 10 % de réservistes et jusqu’à 30 % de personnels extérieurs. Les exercices devenant de gigantesques machineries, les états-majors consacrent beaucoup de temps aux essais techniques et aux répétitions, entraînant une certaine bienveillance des contrôleurs, bien loin des conditions exigeantes que justifieraient les nouvelles menaces de haute intensité.
Cependant, les conséquences de cette obésité sont surtout de nature opérationnelle. Les structures de commandement sont plus vulnérables et constituent désormais des cibles de choix dans un milieu de plus en plus hostile. Les PC sont devenus tellement lourds qu’ils ont renoncé, y compris à l’entraînement, à se plier aux impératifs de mobilité prévus par la doctrine. Devenus sédentaires, ils sont plus faciles à déceler par l’adversaire alors qu’ils sont encore trop peu protégés face aux attaques provenant de la troisième dimension, de la guerre électronique, du cyberespace mais aussi tout simplement face au risque de rupture de la chaîne logistique, et singulièrement des besoins en énergie. L’efficacité même des PC est affectée par leur taille. La multiplication des acteurs augmente la longueur des ordres, ralentit la prise de décision et freine l’exécution. Enfin, le volume du personnel n’a pas réglé la problématique de l’intégration interarmées, qui, même au sein des PC les plus modernes, reste aujourd’hui une gageure.
Des pistes d’adaptation organisationnelles et technologiques
Une réflexion doit donc être amorcée afin de préparer le futur modèle de commandement opérationnel. Loin d’une rupture brutale avec un modèle ayant, par ailleurs, fait ses preuves, il conviendra à la fois de préserver les qualités du système actuel tout en les adaptant aux nouvelles conditions d’engagement.
Dans un premier temps, le futur modèle devra gagner en survivabilité, ce qui suppose une conjonction de quatre éléments indissociables : la discrétion, la mobilité, la protection, et la résilience. Pour gagner en discrétion, les PC de demain devront miser à la fois sur la distanciation de la zone de combat, sa dissimulation aux moyens de détection de l’ennemi et son développement de mesures de déception. Ils devront également être plus mobiles, savoir se disperser sur le terrain et même se dupliquer pour commander partout et en même temps. Pour gagner en protection, des mesures passives comme le durcissement ou actives comme les systèmes anti-roquettes, obus et missiles courte portée (C-RAM) devront être réinvesties. Enfin, la résilience d’une structure de commandement impose une certaine redondance de ses systèmes, sa capacité de réorganisation en cas de frappe, et de régénération à l’identique après une courte période.
Pour s’assurer de ces facultés, les forces pourront compter sur des évolutions technologiques en plein essor. Ainsi, le principe de « reach back » consiste à maximiser les moyens de communication pour pouvoir commander en temps réel à distance, ce qui permettrait de n’exposer sur le théâtre d’opérations que les éléments strictement nécessaires et ainsi d’en minimiser l’empreinte locale. Le « cloud computing », qui permet quant à lui de délocaliser l’ensemble des informations nécessaires au réseau dans des serveurs sécurisés en métropole, est également une piste sérieuse. Dans ces deux domaines, la revalorisation des systèmes d’information et l’arrivée de l’intelligence artificielle seront d’une grande aide. Ces approches renforcent cependant la dépendance des systèmes à l’informatique et au risque cyber-électronique. Des solutions non technologiques comme le développement de procédures « dégradées » ou la flexibilité fonctionnelle du personnel doivent aussi être étudiées.
Ces évolutions devraient conduire à moyen terme à faire évoluer l’organisation même des structures de commandement. Deux grandes options se dégagent ici. L’une prônerait une guerre télé-pilotée, où toutes les fonctions de commandement d’une opération seraient centralisées et regroupées au sein d’un organisme unique, tenu éloigné de la zone de combat. Dans ce commandement à distance, les unités déployées sur le théâtre ne seraient que d’agiles exécutantes de manœuvres pensées, planifiées et même conduites de l’arrière. Une deuxième approche privilégierait un retour aux schémas historiques, où chaque niveau tactique se limiterait aux seules fonctions opérationnelles liées à sa position hiérarchique. Les fonctions transverses seraient centralisées au niveau du commandement de l’ensemble des opérations, le seul à avoir la hauteur de vue suffisante pour en assurer la conduite. Quel que soit le schéma retenu, les PC devront gagner en coalescence, c’est-à-dire apprendre alternativement à se disperser et à se regrouper en fonction de l’environnement opérationnel.
Les structures de commandement n’auront d’autre choix que de s’adapter au travers de changements à la fois dans la chaîne de commandement, mais aussi dans les états-majors eux-mêmes. Une telle transformation impliquera au moins trois conditions. Premièrement, la hiérarchie militaire devra assumer un certain iconoclasme en acceptant de rompre avec des schémas de pensée bien installés. Deuxièmement, l’interdépendance des forces armées occidentales – notamment au sein de l’Alliance atlantique – est telle que toute réflexion devra d’une manière ou d’une autre passer par le cadre normatif de l’OTAN. Enfin, la sensibilisation des décideurs politiques est nécessaire, car l’ampleur des défis à relever est à la hauteur des efforts capacitaires et humains à concéder.
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