Importance des expériences allemandes pour la "Vergangenheitsbewältigung" en Tunisie
Après la chute du régime de Ben Ali, le peuple tunisien est confronté à son propre passé douloureux. Une démocratie va devoir se construire sur les décombres de la dictature. Les Tunisiens revendiquent une condamnation des corruptions, falsifications de votes et maltraitances subies, conjointement le nouveau gouvernement doit se positionner par rapport à la politique de Ben Ali. Une " Vergangenheitsbewältigung " menée avec beaucoup de prudence est d'autant plus indispensable que la démocratisation d'un Etat peut uniquement avoir lieu si les citoyens ont fait le deuil de leur passé et saisissent la cruauté de l'ancien régime. L'Allemagne a dû se confronter à ce processus à deux reprises : après 1945, le pays dut se pencher sur les crimes du national-socialisme, puis après 1989 sur le passé de la République démocratique allemande (RDA). Les expériences allemandes peuvent aujourd'hui être utiles à la démocratisation de la Tunisie.
Le terme " Vergangenheitsbewältigung ", (maîtrise du passé), contesté dans le monde de la recherche, est le terme le plus courant, même si le concept de " Vergangenheitsumgang " (comment on traite le passé) serait plus approprié au regard de la durée indéfinie du processus mémoriel.
Dans le cadre de ce processus, l'Etat essaie dans un premier temps de découvrir la réalité sur son passé et de reconnaître ainsi les victimes. Dans un deuxième temps, les coupables sont punis et l'indemnisation des victimes peut avoir lieu.
Selon Eckhard Jesse la " Vergangenheitsbewältigung " présuppose qu'un crime a eu lieu au sein d'un Etat, ce crime est terminé et la démocratisation est mise en place. [1] Tandis que d'après Helmut König la " Vergangenheitsbewältigung " inclut la totalité des savoir et actions que le système démocratique peut rassembler par rapport à l'Etat prédécesseur non-démocratique. Se pose notamment la question de savoir comment les nouvelles démocraties se positionnent face à cet " héritage " structurel, personnel et psychologique des Etats prédécesseurs et comment elles positionnent leur culture politique par rapport à ce lourd passé. [2]
Nous pouvons donc résumer que la " Vergangenheitsbewältigung " a pour objectif de briser le pouvoir du passé en le surmontant et en condamnant les coupables. Plusieurs instruments peuvent être appliqués : interdiction des organisations impliquées dans les crimes de la période antérieure, punition des coupables, disqualification des personnes impliquées, réhabilitation et indemnisation des victimes, dialogue national sur ce passé (anniversaires, expositions, lieux commémoratifs).
La " Vergangenheitsbewältigung " touche ainsi les niveaux politiques, juridiques et éthiques faisant partie des négociations entre les différents partis, elle constitue le premier test de l'Etat de droit et pose la question de la culpabilité.
La " Vergangenheitsbewältigung " fait partie de la transitologie établie lors des transitions des Etats autoritaires ou totalitaires de la fin du vingtième siècle. La transition est généralement divisée en trois phases : la libéralisation, la démocratisation et la consolidation. La " Vergangenheitsbewältigung " commence dans la phase de consolidation impliquant la consolidation institutionnelle, représentative, la consolidation du comportement et de la civic culture. Arenhövel explique le lien entre le changement de système et la " Vergangenheitsbewältigung " par le fait que la discussion sur le passé fait partie de la formation d'une civic culture. Le processus de démocratisation a été mené avec succès si la démocratisation n'a pas seulement eu lieu en transformant les institutions politiques mais en construisant les comportements et les idéaux démocratiques. [3]
Dans le cas allemand, une double " Vergangenheitsbewältigung " a eu lieu. Après 1945, l'Allemagne a dû se pencher sur les crimes du national-socialisme, puis après 1989 sur le passé de la RDA.
Après 1945 différentes formes de " Vergangenheitsbewältigung " ont été appliquées. Dans le cadre d'une politique d'intégration les conditions nécessaires à une réintégration des anciens nazis dans la société furent établies (dénazification). A travers une politique d'indemnisation, les victimes sont officiellement reconnues. Il faut constater qu'après les procès de Nuremberg et la condamnation des grands décideurs des crimes nazis, ce processus commence relativement tard. Peuvent être cités le procès d'Eichmann et le procès d'Auschwitz à Francfort de 1963-1965. La discussion littéraire joue un rôle essentiel dans la " Vergangenheitsbewältigung " allemande, il faut notamment citer le groupe 47 et le renom des auteurs comme Günther Grass (Die Blechtrommel), Heinrich Böll, Hans Werner Richter, Siegfried Lenz et Peter Weiss. Les lieux commémoratifs jouent également un rôle central mais aussi les discours politiques et les gestes comme la prosternation de Willy Brandt devant le ghetto de Varsovie en 1970.
La " Vergangenheitsbewältigung " du passé de la RDA s'est passée d'abord à travers un traitement juridique et sera approfondie dans un deuxième temps par le travail des commissions et des fondations :Dans le cadre du traitement juridique furent jugés : les crimes à la frontière intérieure allemande, la falsification des votes, le système de surveillance, la maltraitance des prisonniers politiques, l'abus de pouvoir, la corruption et les activités du ministère de la sécurité d'Etat (Ministerium für Staatssicherheit, MfS). Grâce à la loi sur les documents de la Stasi ("Stasi-Unterlagen-Gesetz " ) de 1991, et l'ouverture des archives qui en résulta ainsi que la création du bureau du mandataire fédéral pour la documentation du service de sécurité de l'État de l'ex-République démocratique allemande (Büro des Bundesbeauftragten für die Unterlagen des Staatssicherheitsdienstes der DDR) un travail scientifique et individuel a été rendu possible. Le démasquage de plusieurs collaborateurs inofficieux (IMs) [4] du Ministère de la Sécurité d'Etat a conduit à une discussion politique sévère au sein de la société. Plus tard une fondation fédérale pour la réconciliation de la dictature de la SED fut établie.
Importance des expériences allemandes pour la " Vergangenheitsbewältigung " en Tunisie
La " Vergangenheitsbewältigung allemande " de son passé national-socialiste est souvent citée comme l'idéal de la " Vergangenheitsbewältigung " dictatorial et semble s'établir comme norme pour les pays concernés. Dans quelques Etats latino-américains et en Afrique du Sud furent établies des commissions vérité temporaires après la fin des dictatures.
Concernant le cas tunisien c'est notamment la " Vergangenheitsbewältigung " du passé de la RDA qui peut servir d'exemple. Une fois la démocratisation en cours, les Tunisiens vont devoir aborder la falsification des votes sous Ben Ali, le système de délation, de la maltraitance au sein des prisons, de l'abus de pouvoir et de la corruption. Il est souhaitable qu'un soutien allemand leur facilite cette tâche difficile et douloureuse.
Les premières initiatives ont été lancées - notamment par les fondations politiques allemandes. Ainsi la Fondation Hanns Seidel (proche de la CSU) a organisé une visite avec Hubertus Knabe, directeur du lieu de mémoire Berlin-Hohenschönhausen (qui fut après la Seconde guerre mondiale un camp de détention transformé par la suite en prison de la Stasi), Christoph Schaefgen, ancien directeur du parquet de Berlin en charge des crimes du gouvernement de la RDA et Edda Ahrenberg, ancienne chargée des archives de la Stasi dans le Land de la Saxe-Anhalt.
Plusieurs conclusions ont pu être tirées après cette première " visite-test " qui pourrait aboutir dans le meilleur des cas à une coopération étroite.
Contrairement à l'Allemagne où le Parti du socialisme démocratique (PDS) [5] était un parti directement issu du Parti socialiste unifié d'Allemagne (SED), principal parti de la RDA, le parti de l'ancien gouvernement a été rapidement interdit en Tunisie. Une loi qui interdira le retour des fonctionnaires d'un certain rang sur la scène politique sera négociée. Ce système nous rappelle le processus de dénazification. Il faut également rappeler que la situation de la Tunisie est beaucoup plus complexe que celle de la RDA. Il faut changer l'appareil entier de l'Etat, le pays ne peut pas s'appuyer sur une " Tunisie de l'Ouest " comme ce fut le cas en Allemagne.
Les Allemands ont souligné l'importance des lieux de mémoire démontrant la cruauté du régime pour rappeler constamment les crimes de ce régime et éviter son idéalisation par la remémoration de ses " bons côtés ". Il faut souligner que la " Vergangenheitsbewältigung " ne peut pas commencer directement après la chute d'une dictature mais débute seulement lorsque la phase de démocratisation est terminée. En 1945, il fallait " normaliser " la vie quotidienne des Allemands avant qu'une réflexion sur la propre implication dans le Troisième Reich et les crimes des Allemands en général soit possible. Malgré les révélations immédiates et choquantes des crimes (par exemple la visite forcée des camps de concentration) la réflexion portait davantage sur le propre destin de chaque citoyen que sur question de la culpabilité. La dénazification obligeait chacun à donner des informations concernant son implication dans le Troisième Reich. Paradoxalement ceci empêchait une vraie réflexion sur sa propre culpabilité au niveau individuel. Au contraire, les Allemands se percevaient encore davantage comme victimes du régime. Des sondages de 1945/46 démontrent que plus d'un tiers (allant jusqu'à 50%) des Allemands pensaient que le national-socialisme était une bonne idée qui était mal appliquée. Cette expérience peut être utile pour la démocratisation de la Tunisie.
La volonté des Tunisiens de se réconcilier avec leur passé est là : une commission indépendante qui accompagnera les nouvelles réformes a été créée, elle jugera la corruption et les crimes commis sous Zine-al-Abidine Ben Ali. Il est crucial pour les Tunisiens de pouvoir s'adresser à un organisme pour dénoncer toutes les souffrances vécues sous le régime. Pour le moment les plaintes sont enregistrées, mais le véritable jugement prendra des années. Il faut souligner une fois de plus que le vrai travail ne peut commencer qu'après la démocratisation. Les élections du 23 octobre vont donc décider quand et dans quelle mesure les crimes pourront être jugés.
Si le gouvernement allemand a d'abord voulu se faire le chantre du processus démocratique dans les pays arabes, il s'est montré incapable de traduire ses discours en actes concrets. Le travail des fondations politiques sur place sera peut-être même plus crucial que les initiatives gouvernementales. En Egypte, Herbert Ziehm, mandataire fédéral pour la documentation du service de sécurité de l'État de l'ex-République démocratique allemande, ayant occupé les bureaux de la Stasi pour protéger les archives de la destruction, essaie de conseiller les Égyptiens par rapport à l'importance de la protection des archives. Il a déjà coopéré avec la Pologne, la République Tchèque et la Bulgarie. Il est estimé que 90% des archives furent détruites à la fin du régime de Moubarak. Les Egyptiens doivent maintenant apprendre comment sauver les documents restants et surtout comment traiter les informations qu'ils contiennent.
Finalement, même les expériences les plus récentes de l'Allemagne peuvent être utiles pour la révolution arabe. Ainsi Berlin devient de plus en plus le lieu privilégié du dark tourism, le tourisme noir, également nommé tourisme macabre, consistant à visiter des endroits associés à la mort et à la souffrance. Berlin devient ainsi une sorte de Disneyland de la Guerre froide. Il faut rappeler que les lieux de mémoire constituent des lieux de deuil et non pas de sensation. En Egypte, les premiers guides touristiques proposent des visites guidées sur la place Tahrir. Espérons que cette place deviendra un lieu commémoratif comme la Bernauer Strasse à Berlin possédant un tronçon complet du Mur où les Berlinois et touristes se recueillent d'une manière respectueuse et non pas comme Checkpoint Charly un endroit où les touristes se font photographiés à côté de figurants déguisés en garde-frontière.
Bibliographie:
Mark Arenhövel: Demokratie und Erinnerung. Der Blick zurück auf Diktatur und Menschenrechtsverbrechen, Frankfurt am Main 2000.
Ulrich Battis, Günther Jakobs, Eckhard Jesse, Josef Isensee: Vergangenheitsbewältigung durch Recht, Drei Abhandlungen zu einem deutschen Problem, Berlin 1992.
Aurel Croissant: Vom Zusammenbruch der Diktatur und der Demokratie. Einführung in die theoretische Transformationsforschung. Heidelberg 2001.
Peter Dudek: Vergangenheitsbewältigung: Zur Problematik eines umstrittenen Begriffs In: Aus Politik und Zeitgeschichte. B1-2/1992.
Samule P. Huntigton: The Third Wave. Democratization in the Late twentieth Century, London 1991.
Grete Klingenstein: Über Herkunft und Verwendung des Wortes „Vergangenheitsbewältigung". In : Geschichte und Gegenwart". 7. Jg. Heft 4/1998.
Helmut König: Von der Diktatur zur Demokratie oder Was ist Vergangenheit dans: Ders. U. Michael Kohlstruck u. Andreas Wolf (Eds.) Vergangenheitsbewältigung am Ende des zwanzigsten Jahrhunderts. Leviatan. Zeitschrift für Sozialwissenschaft. Sonderheft 18/1998.
Wolfgang Merkel: Systemtransformation. Eine Einführung in die Theorie und Empirie der Transformationsforschung, Wiesbaden 2010.
Eberhard Sandschneider: Stabilität und Transformation politischer Systeme: Stand und Perspektiven politikwissenschaftlicher Transformationsforschung, Frankfurt am Main 1991.
Eberhard Sandschneider: Externe Demokratieförderung. Theoretische und praktische Aspekte der Außenunterstützung von Transformationsprozessen Gutachten für das Centrum für angewandte Politikwissenschaft, München 2003.
[1] Ulrich Battis, Günther Jakobs, Eckhard Jesse, Josef Isensee: Vergangenheitsbewältigung durch Recht, Drei Abhandlungen zu einem deutschen Problem, Berlin 1992, p. 716.
[2] Helmut König: Von der Diktatur zu Demokratie oder Was ist Vergangenheitsbewältigung, p.375.
[3] Mark Arenhövel: Demokratie und Erinnerung. Der Blick zurück auf Diktatur und Menschenrechtsverbrechen, Frankfurt am Main 2000.
[4] La Stasi se dote d'un réseau dense d'informateurs permettant une infiltration exceptionnelle dans la société.
[5] Il s'allie avec la WASG en 2005. Le parti s'est dissous en 2007 pour fonder le parti Die Linke.
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