La gestion très politisée du COVID-19 en Turquie
Avec 138 657 cas et 3 786 décès déclarés au 11 mai 2020, la Turquie est le neuvième pays le plus touché en nombre de cas par le coronavirus COVID-19 dans le monde, premier au Moyen-Orient. Depuis l’annonce du premier cas le 11 mars, la gestion de l’épidémie dans le pays, qui se positionne comme plateforme commerciale et touristique, constitue un nouveau test de résistance pour Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis dix-sept ans. Alors que les magasins commencent à rouvrir et que les populations à risque sont autorisées à sortir après plus d’un mois de confinement, le président turc doit composer avec les fragilités préexistantes de son économie, mais également assumer ses récentes initiatives diplomatiques et affronter un début de pression politique interne. Comme souvent en période de crise, il apparait néanmoins résolu à tirer parti de ce moment pour faire avancer son agenda politique.
La Turquie parie sur sa maîtrise sanitaire
Les premières semaines de l’épidémie ont été utilisées par le gouvernement pour rassurer sa population et démontrer la résilience de son système de santé, ainsi que sa capacité d’anticipation et de réponse. L’annonce du premier cas a ainsi été rapidement suivie de nombreuses mesures de distanciation sociale inspirées de celles prises dans d’autres pays (fermeture des commerces, des écoles ou encore interdictions des rassemblements), et de la fermeture progressive des frontières, devenue totale le 27 mars.
Ces mesures rapides n’ont néanmoins pas suffi à endiguer la propagation du virus en l’absence d’un confinement généralisé que la présidence a longtemps repoussé pour ne pas porter le coup de grâce à une économie déjà mal en point. A la mi-avril, une telle mesure a été mise en place pour les weekends en raison de l’explosion du nombre de cas dans les semaines suivantes (vraisemblablement plus important que montré par les chiffres officiels). Cette aggravation a contraint le gouvernement à intensifier sa réponse et Recep Tayyip Erdoğan à s’impliquer publiquement après avoir largement délégué à ses ministres l’annonce des différentes mesures.
Ce n’est pas tant le risque de saturation des capacités hospitalières que celui d’un procès en laxisme qui a poussé la présidence à redoubler d’efforts. Elle peut en effet s’appuyer sur des infrastructures récentes dans tout le pays et sur un système de santé méthodiquement consolidé par le Parti de la justice et du développement (AKP) depuis son accession au pouvoir en 2002. Ce système est devenu une vitrine économique pour le pays, qui développe largement son tourisme médical. En annonçant le recrutement d’effectifs supplémentaires pour mettre en place des rotations de 4 à 6 heures (h) pour les personnels soignants, le président turc avait de nouveau vanté la qualité des hôpitaux, publics et privés, qui absorbent pour l’instant en coordination la montée de l’épidémie. Des échanges avec des professionnels du secteur médical confirment la présence en quantités suffisantes de médicaments et matériels de protection ainsi que les efforts déployés pour la recherche d’un vaccin. Alors que la Turquie essaie depuis plusieurs années de développer un secteur pharmaceutique de pointe et de se positionner comme acteur majeur dans le domaine de la recherche médicale, l’aboutissement de ces recherches extrêmement médiatisées serait évidemment une récompense et un symbole politique fort.
Une politisation systématisée
Au niveau politique, les dernières semaines ont fait ressortir des traits connus de la gestion de crise par le président turc. Depuis le Palais Huber d’Istanbul où il est confiné, ce dernier centralise la prise de décision. L’épisode catastrophique du weekend du 11 et 12 avril lui a donné l’opportunité de réaffirmer son leadership politique : après les scènes de panique provoquées par l’annonce sans préavis d’un confinement total de deux jours pour 31 villes du pays, il a refusé la démission de son Ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu, sur fond de rivalités internes au parti présidentiel.
Politisant la réponse gouvernementale, le président utilise la crise sanitaire pour alimenter sa rivalité avec son opposant Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, principal foyer de contamination. Une campagne nationale de dons lancée par le gouvernement autour du slogan BizBizeYeterizTürkiyem (« nous nous suffirons, ma Turquie »), devenu le narratif officiel de la lutte contre cette pandémie, marque cette politisation extrême. Alors que plusieurs villes avaient lancé des initiatives similaires, les comptes bancaires mis en place à Istanbul et à Ankara (dirigées par l’opposition) ont été bloqués par la justice turque quand d’autres villes tenues par l’AKP ont été exemptées de cette interdiction.
L’affrontement politique s’est déplacé comme souvent sur les réseaux sociaux, où le mot-clé #hükümetistifa (« gouvernement démission ») a été largement repris ces dernières semaines, immédiatement contré par les réseaux pro-gouvernementaux comme il est d’usage depuis 2013. Les soutiens du président ainsi que les réseaux de trolls proches du gouvernement diffusent la rhétorique guerrière et nationaliste d’Erdoğan, selon une mise en scène devenue classique en période tendue : toute critique du gouvernement est présentée comme antipatriotique. Plusieurs journalistes et internautes ont été arrêtés dans les dernières semaines et les détenus « politiques » (souvent condamnés pour terrorisme) sont restés en prison malgré les libérations massives de prisonniers.
Ces efforts de contrôle de l’information ne sont cependant pas totalement efficaces, puisque de nombreuses critiques s’élèvent au sein de la société turque sur la gestion sanitaire et politique de la pandémie. Si les sondages lui restent pour l’instant favorables, Tayyip Erdoğan a bien conscience que la crédibilité du régime présidentiel (en place depuis 2017), des réformes effectuées depuis dix-sept ans et même celle du président lui-même sont en jeu dans la gestion de cette crise.
Une nouvelle phase d’hyperactivité diplomatique opportuniste
Avec des livraisons d’aide humanitaire et de matériel médical dans plus de trente pays (dont des États avec lesquels les rapports étaient tendus comme Israël ou encore l’Arménie), la Turquie cherche à afficher sa résilience à l’international, en montrant que la crise du COVID-19 est pleinement intégrée dans la stratégie de diplomatie humanitaire habituelle de l’AKP ; cela rassure au passage les électeurs, toujours mobilisés sur l’image externe du pays. Sans surprise, l’AKP fait appel au registre des références religieuses dans sa communication extérieure, inscrivant par exemple une citation du mystique Rûmî sur les colis d’aide envoyés à l’étranger par la Présidence et l’agence de développement TIKA.
En se montrant régulièrement avec les autorités chinoises, Recep Tayyip Erdoğan tente également de renforcer sa crédibilité, tout en se préparant au « monde d’après », plus juste et équilibré, dont il prédit l’émergence depuis plusieurs années. Si la crise sanitaire est le point de bascule attendu, Erdoğan espère tirer profit de ce moment d’exception pour se repositionner sur la scène internationale et utiliser à son avantage les cartes géopolitiques accumulées au cours des derniers mois. Ankara espère notamment, en contenant in extremis la pression des migrants sur les frontières européennes, obtenir le soutien de Bruxelles à ses actions en Syrie et sur d’autres dossiers régionaux.
Malgré le report historique de la conscription nationale pour la première moitié de l’année 2020, la pandémie de COVID-19 n’a en effet pas mis un terme à l’engagement militaire turc en Syrie et en Libye, où le soutien apporté au Gouvernement d’accord national de Fayez el-Sarraj donne du fil à retordre au maréchal Haftar. Erdoğan tente parallèlement d’apaiser les tensions avec les États-Unis en repoussant l’activation des systèmes de défense antiaériens russes S-400 et en livrant à Washington de grandes quantités de matériel médical, avec l’espoir d’obtenir en retour un soutien économique et diplomatique dont il aura certainement besoin dans les mois à venir.
Un défi économique de plus en plus fort
Malgré des premières prévisions optimistes au début de la crise, la croissance turque pourrait s’établir à -1,4 % en 2020, soit la première récession pour le pays depuis la crise de 2008. Le président multiplie pourtant les initiatives pour éviter un effondrement massif de l’économie et l’aveu d’échec politique que représenterait une demande d’aide au Fonds Monétaire International.
Mais alors que les exportations ont chuté de 18 % en mars par rapport à 2019, que les chantiers et l’industrie fonctionnent au ralenti et que le tourisme (entre 11 et 13 % du Produit intérieur brut (PIB) ces dernières années) est à l’arrêt au moins jusqu’au mois de juin, les marges de manœuvres sont extrêmement réduites, et le plan de soutien d’environ 14 milliards de dollars (3 % du PIB) annoncé le 19 mars semble largement insuffisant. Le seul outil disponible est le levier monétaire, et la Banque centrale turque a abaissé son taux d’intérêt directeur pour la huitième fois en moins d’un an le 22 avril. La lira turque, qui a déjà perdu plus de 17 % face au dollar depuis janvier et atteint son plus bas niveau historique, devrait continuer de souffrir et pourrait s’établir au-delà des 8 liras pour un dollar en 2021 d’après des prévisions de Goldman Sachs, alors que le pays fait face à un grave manque de devises et à une chute des investissements étrangers.
La priorité du gouvernement est clairement de limiter les effets économiques à court terme de la pandémie sur la population, tout en cherchant à obtenir de l’aide extérieure auprès des pays du G20 pour pouvoir s’acquitter de sa dette en devises dont les échéances de paiement se rapprochent. La Turquie fait bel et bien face à une crise dans la(es) crise(s), et l’exercice ressemble fort à une partie à quitte ou double pour Recep Tayyip Erdoğan.
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