La guerre contre le carbone : cinq priorités pour le Green Deal européen
L’année 2019 marque un tournant fondamental dans la transition énergétique de l’Union européenne (UE).
Une très large majorité d’États membres est désormais alignée sur un objectif de neutralité carbone pour 2050 et les dernières réticences, de la Pologne notamment, peuvent être levées d’ici le Conseil européen du 12 décembre 2019 par l’assurance d’un soutien financier de l’UE pour les grands chantiers de reconversion industrielle. Cela permettra aussi de rehausser les ambitions climatiques pour 2030.
Impensable il y a quelques mois encore, le quasi-consensus sur la neutralité carbone marque une rupture qui va impliquer une accélération des efforts et leur élargissement à tous les gaz à effet de serre, tous les acteurs et tous les secteurs : de l’électricité, du bâtiment, du transport, de l’industrie et de l’agriculture.
Nous engageons une guerre de trente ans contre les gaz à effet de serre. Il faut poser les bons diagnostics, clarifier les trajectoires de décarbonation, définir une stratégie claire et consensuelle, adopter les instruments adéquats, mobiliser de nouveaux financements et faire une meilleure utilisation des outils existants en les recentrant sur l’enjeu du climat. Du point de vue des cycles industriels et économiques, 2050, c’est déjà quasiment demain. La principale bataille se joue donc dans les prochaines années.
En annonçant un Green Deal dans les cent jours qui suivront sa prise de fonction à la présidence de la Commission européenne (CE), Ursula von der Leyen promeut une réponse rapide, transversale et radicale. Quelles priorités méritent d’être retenues ?
Priorité n° 1 : accélérer les gains d’efficacité énergétique
Renforcer l’efficacité énergétique (EE) et miser sur la sobriété énergétique, c’est éviter de créer des surcapacités, maîtriser les pics de consommation, limiter la hausse des factures énergétiques et faciliter la décarbonation. C’est aussi éviter une dépendance excessive vis-à-vis de technologies généralement gourmandes en métaux stratégiques.
Dans les scénarios de décarbonation profonde de l’UE présentés en novembre 2018 par la CE, la demande énergétique primaire est réduite d’au moins un tiers et jusqu’à 50 % en 2050 par rapport aux niveaux de 2005. L’effort requis est gigantesque, sachant que la consommation énergétique (primaire et finale) de l’UE est repartie à la hausse depuis 2014, principalement tirée par le bâtiment (variations climatiques et rythme des rénovations insuffisant) et le transport (augmentation du trafic et succès des ventes de véhicules de grande taille). L’atteinte des objectifs pour 2020 n’est plus garantie. Par ailleurs, l’analyse des projets de plans nationaux énergie-climat 2030 montre un écart substantiel entre les stratégies prévues au niveau des États et la cible européenne tablant sur un gain d’EE d’au moins 32,5 % d’ici 2030.
La dernière Directive européenne sur l’EE prévoit bien une clause de révision à la hausse d’ici 2023 mais il faut avant tout accélérer sa mise en œuvre. La boîte à outils est bien connue : standards d’EE pour les produits commercialisés au sein de l’UE, mesures favorisant l’économie circulaire, objectifs contraignants et certificats d’économie d’énergie, standards de performance énergétique pour les constructions neuves et soutien financier à la rénovation des bâtiments existants. S’il faut mobiliser plus de financements nationaux et européens comme l’envisage la Banque européenne d’investissement (BEI), il convient avant tout de faire mieux : assistance technique aux porteurs de projets, simplification des dispositifs de soutien, mesure et vérification des progrès, formation des professionnels du bâtiment, lutte contre la fraude et campagnes de sensibilisation. Bruxelles doit lancer une mobilisation générale pour l’EE et les États, régions, villes et entreprises auront un rôle d’impulsion clé.
Priorité n° 2 : une stratégie de décarbonation complète de l’électricité d’ici 2040
Les efforts déployés sous la précédente mandature pour améliorer le fonctionnement du marché intérieur de l’électricité sont indéniables mais le paquet « Énergie propre » ne vise pas une décarbonation complète de l’électricité. L’enjeu est de développer un système électrique décarboné au moindre surcoût, avec une fourniture sûre et exploitant pleinement les complémentarités entre les choix nationaux : dans ce système, il y aura des éléments de production et de stockage moins chers et d’autres plus chers, décentralisés et de grande capacité, mais tous complémentaires.
En 2018, environ 54 % de la production totale d’électricité de l’UE était décarbonée. Or le parc de réacteurs européens (25 % de l’électricité produite) a une moyenne d’âge élevée, quatre réacteurs seulement sont actuellement en construction, et l’Allemagne et la Belgique sont engagées dans des plans de sortie à l’horizon 2022-2025. L’UE ne doit pas faire l’impasse sur la question du rôle du nucléaire à long terme : il lui faut prévoir un cadre d’investissement adéquat pour des projets de nouveaux réacteurs sûrs et compétitifs, et soutenir la recherche en matière de gestion des déchets, ou bien mesurer pleinement les implications de la perte progressive du socle nucléaire et du développement de solutions alternatives.
Une accélération du déploiement des énergies renouvelables (ENR) s’impose. Mais quelle est la marge d’accroissement des ENR ? En Allemagne, il faudra doubler le nombre d’éoliennes installées. Est-ce réaliste au vu des multiples défis (soutenabilité des coûts d’installation, de raccordement et de gestion de l’intermittence, occupation des sols, lignes à haute tension, résistance sociétale…) ? L’UE doit clarifier le potentiel de production à petite échelle et celui des grands gisements (éolien offshore en mer du Nord ou solaire au Sud), pour ensuite définir une architecture cible pour le réseau électrique européen et le cadre de régulation associé.
La sortie du charbon pour la production d’électricité peut être accélérée – à ce stade, 70 gigawatts (GW) sur 140 en 2030 – via une réduction rapide du plafond annuel de quotas en circulation dans le cadre du marché carbone. Les centrales à gaz joueront un rôle important mais à terme, elles ont aussi vocation à être retirées du système, sauf à envisager leur conversion aux gaz verts ou l’introduction de dispositifs de captage du CO2. La réglementation sur les « gaz verts » doit être précisée (contenu, certificats, injection dans les réseaux) pour en organiser le déploiement.
Comment faire face à la hausse de la production renouvelable intermittente et à la perte concomitante d’outils de production pilotable ? Au-delà de l’hydro, de multiples solutions sont à mobiliser comme les interconnexions, l’effacement, le stockage stationnaire ou encore l’intégration sectorielle, mais un travail coordonné d’anticipation s’impose : clarifier les besoins de flexibilité horaires, journaliers, hebdomadaires voire intersaisonniers, pour ensuite mesurer l’intérêt économique, environnemental et sociétal de chacune de ces options à l’échelle du système et envoyer les bons signaux d’investissement.
Priorité n° 3 : favoriser le couplage sectoriel, les expérimentations et l’innovation
Il y a consensus pour aller vers un doublement de l’électrification des usages, actuellement de l’ordre de 25 %, voire même au-delà de 50 %, mais une stratégie tout-électrique a des limites : risque d’explosion des coûts de réseau de transmission et distribution, de surinvestissements du fait de pics de demande et d’envolée des coûts du système. Le stockage d’électricité pourra être couplé au secteur du transport ou du gaz. Dans le cas de la mobilité, une analyse en termes de cycle de vie fait aussi apparaître que certains segments (flottes captives, fret…) seraient mieux servis par des solutions hydrogène ou biométhane que par des batteries. Là encore, le défi est de penser une cohérence d’ensemble pour toutes ces solutions.
Les mutations profondes interviendront après 2030. Penser et déterminer ces systèmes énergétiques implique une approche de neutralité technologique mais avec une exigence de maîtrise des chaînes de valeur et de baisse des coûts. À terme, l’hydrogène décarboné est appelé à jouer un rôle majeur dans l’industrie et le transport, ou assurer le stockage saisonnier d’électricité. Différents pays ou régions dans l’UE privilégieront différents usages et procédés de fabrication, localisés ou éloignés : électrolyse à partir d’électricité bas carbone, abondante et bon marché ; vaporéformage du gaz naturel si le gaz est peu cher et si le captage du CO2 est possible ; pyrolyse du gaz naturel ou biométhane s’ils sont peu chers et si l’on trouve des usages économiques pour le carbone. Les coûts sont encore très élevés et ces procédés ne sont pas mûrs mais il faut que les projets pilotes deviennent des projets industriels de grande échelle ; il faut tester les processus et usages finaux, et créer de la demande pour obtenir des baisses de coûts.
Priorité n° 4 : opérer une transition juste et porteuse d’opportunités économiques
Les coûts de la transition bas carbone seront très élevés – mais largement inférieurs à la non-action. L’acceptabilité sociale du processus dépendra de deux grands facteurs : la capacité à déployer des mesures compensatoires pour ceux qui seront le plus durement affectés par les mutations, comme les ménages modestes et les travailleurs des secteurs intensifs en carbone ; et la capacité à faire de la transition un levier de création d’emplois et de valeur ajoutée.
Malgré ses compétences restreintes en matière fiscale, l’UE peut jouer un rôle facilitateur. La Directive sur la fiscalité énergétique de 2003 doit notamment être révisée pour exiger de l’ensemble des États membres qu’ils mettent fin aux subventions aux énergies fossiles, intègrent des considérations environnementales et des considérations d’équité dans les dispositifs nationaux. De la même façon, il faut que des engagements renforcés sur la sortie du charbon soient obtenus à la faveur de la création d’un fond dédié à la transition juste dans le cadre du prochain budget 2021-2027 et d’un effort ciblé de la BEI. Lancée en 2017, la « Plateforme pour les régions charbonnières en transition » doit apporter une assistance technique aux territoires et surtout mesurer les progrès accomplis.
En outre, l’UE doit se doter d’une stratégie industrielle pour les technologies bas carbone. Cela suppose de déployer plus de moyens financiers pour la recherche et l’innovation mais surtout, pour le déploiement industriel de l’innovation, son changement d’échelle. Cela implique également de structurer des filières compétitives, de développer les compétences et d’inciter à des coopérations et autres projets pilotes autour des chaînes de valeur. La rivalité autour des technologies digitales et bas carbone forme une véritable guerre économique où l’UE est encore trop mal équipée. L’éolien offshore posé et flottant, l’hydrogène décarboné, le stockage ou la réutilisation du CO2, la gestion forestière, le nucléaire civil et les déchets, les batteries, le recyclage et les réseaux sont prioritaires. Une Agence européenne de la transition énergétique serait un instrument utile de coordination et d’expertise, tant sur la stratégie industrielle que pour éclairer les choix de mix et d’investissement.
Priorité n° 5 : passer à l’offensive en matière de diplomatie climatique
Des évidences méritent réflexion : plus la décarbonation avancera, plus le coût marginal du CO2 évité sera élevé dans l’UE par rapport à notre voisinage ; l’UE ne peut être une île décarbonée dans un monde suivant peu ou prou un scénario business as usual et doit protéger son économie ; certaines sources d’énergie bas carbone ne peuvent être importées à un coût moindre que si elles sont produites chez nous ; l’UE a intérêt à associer ses voisins et partenaires à sa transition pour qu’ils se transforment aussi et continuent à se développer. Il faut donc repenser nos relations avec la Russie, l’Ukraine, la Turquie, l’Égypte, l’Algérie et le Maroc principalement. Et penser une stratégie d’électrification durable de l’Afrique subsaharienne et de transformation durable des villes de la région.
De plus, si la tarification du carbone doit couvrir l’ensemble des secteurs et augmenter de façon progressive, l’UE doit aussi veiller à ce que la baisse de ses émissions domestiques ne soit pas annulée par une hausse des émissions importées (fuites de carbone et délocalisations). L’introduction d’une taxe carbone aux frontières sur certains biens est une condition pour accélérer la transition et ne pas devenir vulnérable. Reste à mener un travail préparatoire rigoureux pour lever les nombreux obstacles pratiques à l’estimation du contenu carbone des principaux produits importés intensifs en carbone, car l’efficacité climatique du dispositif sera la principale garantie de sa solidité juridique. Enfin, il est impensable que de nouveaux accords commerciaux puissent être conclus sans clauses contraignantes d’alignement des politiques avec l’accord de Paris.
Ce n’est pas une drôle de guerre, mais une guerre de trente ans qui s’annonce. L’UE devra développer sa puissance et en faire usage. Se laisser diviser équivaudra à perdre. La principale bataille vient de commencer : celle de la mobilisation.
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