Rechercher sur Ifri.org

À propos de l'Ifri

Recherches fréquentes

Suggestions

La question sécuritaire en Tunisie : trois questions à Mourad Chabbi

Éditoriaux
|
Date de publication
|
Accroche

À quelles menaces sécuritaires la Tunisie doit-elle faire face en 2015 ?

Le Président tunisien Beji Caid Essebsi a été récemment intronisé Président de la République tunisienne dans le contexte mouvementé de ce pays. La Tunisie traverse actuellement une passe difficile car les défis sont nombreux et complexes. Trafics de toutes sortes, dissémination des armes légères, terrorismes, problèmes de migration mais également ingérences étrangères pèsent actuellement sur la sécurité de la Tunisie. L’armée peine à réduire les maquis présents sur certains points du territoire et celle-ci, peu préparée à la lutte contre le terrorisme, doit désormais composer avec le terrorisme urbain.

Image principale
58e anniversation de la création de l'armée tunisienne
Corps analyses

Dans les régions intérieures du pays, souvent marginalisées, les habitants connaissent la pauvreté et la précarité de l’emploi ce qui pousse nombre d’entre eux à profiter de la porosité des frontières avec, quelquefois, une certaine complaisance des autorités locales. Cette situation de vulnérabilité rend urgente une solution négociée et concertée car ces derniers temps, le spectre d’un rapprochement entre crime organisé, contrebande et terrorisme semble se préciser.

Si la frontière avec l’Algérie est pratiquement sécurisée grâce à une coopération commune très étroite, la surveillance efficace de la frontière avec la Libye requiert des moyens considérables trop onéreux pour les maigres finances tunisiennes. La Tunisie n’est pas à l’abri de la déstabilisation du pays voisin ce qui aurait une incidence certaine sur sa frontière et sa sécurité. Quelque 1,5 million de Libyens, ainsi que de nombreux réfugiés provenant de pays d’Afrique subsaharienne, ont trouvé refuge en Tunisie, et un afflux supplémentaire de réfugiés risquerait de voir la situation économique tunisienne se dégrader encore davantage. Les autorités libyennes ne sont aucunement en mesure de contenir et de combattre les implantations terroristes sur leurs territoires. Le risque de contagion reste grand dans la mesure où la frontière avec la Tunisie demeure perméable. Cette perméabilité ouverte aux influences extérieures de toutes sortes (politico-religieuses, sociétales, économiques…) n’incite malheureusement pas les Libyens à une solution négociée.

La présence de nombreux Tunisiens ayant rejoint les groupes terroristes en Libye fait peser une menace de premier ordre sur la Tunisie. Suite aux attentats du 18 mars 2015 dernier au Musée du Bardo, le chef de la brigade militaire Okba Ibn Nafaâ, Khaled Hamadi Chaieb – alias Lokman Abou Sakhr –, responsable de la branche tunisienne d’AQMI, a été éliminé. Cette action a provoqué une vengeance immédiate par l’intermédiaire d’une attaque coordonnée de grande ampleur le 7 avril 2015 contre des militaires dans la région de Kasserine (5 morts et 7 blessés). Si la Tunisie a attribué l’attentat terroriste du Musée du Bardo à la branche tunisienne d’AQMI, l’État Islamique en revendique la paternité. D’ailleurs, le numéro 8 de la revue en langue anglaise de l’État Islamique, Dabiq, met en couverture la mosquée de Kairouan couplée à une entrevue du djihadiste franco-tunisien Boubaker el-Hakim, ce qui semble accréditer le fait que l’État Islamique entend désormais cibler la Tunisie, et plus particulièrement la réussite de son processus démocratique, par l’intermédiaire des nombreux Tunisiens actuellement présents en Libye. Les révélations sur l’existence d’un terrorisme issu de l’intérieur ont en effet choqué en Tunisie et font désormais craindre aux autorités tunisiennes de nouvelles attaques à l’approche de la nouvelle saison touristique. Dans le même ordre d’idées, le ministère des affaires religieuses tunisien a entamé une procédure qui devrait voir le retour sous son autorité de près de 187 mosquées dites « anarchiques » qui échappent encore au contrôle de l’État (sur un total de 5 100 mosquées).

De quels moyens disposent les principales institutions chargées d’assurer la sécurité en Tunisie ?

À l’instar de nombreux pays, la Tunisie dispose de plusieurs corps spécialisés en charge de la sécurité du pays. Ainsi, la police, la garde nationale et l’armée disposent chacune de leurs propres services de renseignement et de leurs propres unités d’interventions spécialisées. Si, lors des premières attaques terroristes perpétrées à l’encontre des forces de sécurité, la Tunisie a pu pâtir de la dissolution du département de la sécurité du territoire aux ordres de l’ancien régime, la création récente d’une agence des renseignements et de la sécurité pour la défense, au mois de novembre 2014 (décrets n° 2014-4 208 du 20 novembre 2014 et n° 2014-4 209 du 20 novembre 2014), devrait contribuer à pallier ce déficit. Cette structure est en charge de la coordination des renseignements et doit permettre une identification et une analyse des menaces rencontrées par la Tunisie dans le spectre d’une approche sécuritaire globale. Cette dernière comprend notamment la mise en place pour la période 2014-2018 d’une nouvelle stratégie nationale sur la sécurité informatique en charge de la surveillance de l’internet tunisien en général (sites, forums) regroupant l’ensemble des ministères régaliens (défense, intérieur, justice, finances, affaires étrangères). Ces nouvelles entités devraient normalement et prochainement bénéficier d’une loi organique sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent. Elle sera votée par les députés tunisiens et devra permettre d’apporter à la Tunisie pour l’ensemble du corps sécuritaire en charge de la lutte antiterroriste un arsenal juridique conforme aux respects des Droits de l’Homme.

Concernant les moyens humains déployés, près de 10 000 recrutements supplémentaires (3 500 pour le ministère de l’Intérieur, 500 pour les institutions carcérales et 7 000 dans l’armée) ont été annoncés pour les différentes institutions sécuritaires par le ministère des Finances pour l’année 2015. Ces effectifs nouveaux viendront s’ajouter aux 130 000 hommes toutes branches confondues (93 000 pour le ministère de l’Intérieur et 35 000 pour le ministère de la Défense) affectés à la sécurité du territoire. Quant aux moyens financiers, le budget de l’État tunisien pour 2015 verra les budgets de la Défense et du ministère de l’Intérieur représenter à eux deux près de 15 % de l’ensemble. Ce budget sera de l’ordre de 1,23 milliard d’euros pour le ministère de l’Intérieur, et de 838 millions d’euros pour le ministère de la Défense, dont 234 millions consacrés à l’achat d’équipements nouveaux. Pour rappel, le budget du ministère de la Défense tunisien était de 542,90 millions d’euros en 2013 et de 678 millions d’euros en 2014.

Comment la communauté internationale peut-elle aider la Tunisie à renforcer sa sécurité ?

Si la Tunisie est confrontée à l’impératif sécuritaire, ses défis sont également d’ordre socio-économiques. Les avancées manifestes en matière des Droits de l’Homme et des libertés n’ont pas apporté aux Tunisiens une amélioration de leur quotidien. Pire, l’instabilité économique (inflation importante, tourisme en recherche d’un souffle nouveau, panne d’investissement, croissance en berne) et sociale (grèves et revendications multiples, aggravations des inégalités territoriales) conjuguée à l’insécurité des frontières, accroît le désenchantement général. Dans le domaine de l’industrie extractive (phosphates et hydrocarbures) la reprise se fait attendre ce qui obère gravement le champ des possibilités (liquidités et marges de manœuvre) pour le gouvernement tunisien. Le manque d’horizon professionnel et d’avenir se pose pour beaucoup de jeunes, diplômés ou non (800 000 chômeurs dont 250 000 diplômés de l’enseignement supérieur), poussant certains d’entre eux à épouser des causes utopistes. Ainsi, il apparaît nécessaire de s’interroger sur les moyens d’aider l’économie tunisienne à redémarrer car cette relance serait synonyme d’un véritable ballon d’oxygène pour ce pays. La relance économique paraît indispensable à une amélioration de la situation. Pour rappel, lors du sommet du G8 de Deauville en 2011, la Tunisie avait présenté un plan de développement économique et social évalué à 125 milliards de dollars dont 100 milliards à la charge de la Tunisie. La communauté internationale était donc sollicitée pour les 25 milliards restants, à acquitter sur cinq années. Or, les promesses n’ont pas été tenues, et la nouvelle invitation faite à la Tunisie pour le prochain sommet du G8 (devenue G7 depuis l’exclusion de Moscou en mars 2014 après l’annexion de la Crimée), qui aura lieu les 7 et 8 juin 2015 en Allemagne, risque de déboucher sur le même constat.

Cet état de fait oblige donc la Tunisie à une coopération économique et sécuritaire tous azimuts dans un contexte régional marqué par la montée du péril djihadiste. Dès lors, parmi les différentes mesures que la Communauté internationale pourrait apporter à la Tunisie figurent :

  • Des appuis économiques et financiers multiples (partenariats privilégiés, libre-échange, incitations à l’investissement) à même de permettre à la Tunisie une marge de manœuvre économique (et donc sécuritaire) plus grande ;
  • Une accentuation accrue du partage de renseignements aux niveaux techniques et opérationnels ;
  • La mise en place d’une forme de retex (retour d’expérience) au profit des forces de sécurité spécialisées. Les armées européennes (notamment française), américaine et algérienne bénéficient d’un savoir-faire très important dans le domaine de la guerre asymétrique et de la lutte contre le terrorisme. La Tunisie a initié une véritable réforme d’apprentissage et d’amélioration de ses savoirs pour ses forces spécialisées. Récemment, la Belgique a entrepris l’envoi d’un détachement du Special Forces Group (SFG) dans le cadre d’une mission d’instruction au profit des unités tunisiennes du Groupement des Forces Spéciales (GFS). Considéré comme parmi les meilleurs au monde, le détachement belge profiterait en retour d’une expérience en combat désertique, assurée par l’armée tunisienne ;
  • L’encouragement d’initiatives similaires à celles proposées par les États-Unis, la France et les Émirats Arabes Unis : faire de la Tunisie un allié majeur non-membre de l’OTAN (proposition américaine) et la soutenir avec des moyens matériels spécifiques (France et Émirats Arabes Unis). L’éventualité de la formalisation d’un accord stratégique de la Tunisie avec les États-Unis permettrait à ce premier d’accéder à un statut comparable à celui de la Jordanie, du Maroc ou de l’Égypte. Il pourrait ainsi bénéficier du programme militaire américain Foreign Military Sales (FMS) ;
  • L’appui financier aux initiatives algéro-tunisiennes et tuniso-libyennes de lutte contre la précarité des populations vivant dans les zones frontalières par le biais de zones spécifiques de libre-échange.

Pour être acceptées par l’ensemble des parties en Tunisie, ces mesures ne devront pas contraindre Tunis à la dépendance d’une assistance sécuritaire d’un État ou d’une institution particulière, au détriment d’une partie de sa souveraineté.

Mourad Chabbi est l'auteur de l’article « Armée et transition démocratique en Tunisie » paru dans le numéro de printemps 2015 de Politique étrangère.

Cet article a été originellement publié sur le blog de la revue : http://politique-etrangere.com/2015/04/17/la-question-securitaire-en-tunisie-trois-questions-a-mourad-chabbi/.

S’abonner à Politique étrangère.

Decoration
Auteur(s)
Image principale
Mosquée Süleymaniye, Istanbul, Turquie
Programme Turquie/Moyen-Orient
Accroche centre

Le programme Turquie/Moyen-Orient de l’Ifri fournit une expertise sur l’évolution des systèmes politiques, des sociétés et des économies de la région. Il se focalise d’une part sur les évolutions en Turquie et au Levant (influences turque et iranienne, risque de morcellement des États de la région, recompositions diplomatiques), et également au Maghreb (insertion du Maghreb dans les circuits mondiaux, relations politiques et économiques avec l’Europe et avec l’Afrique sub-saharienne…).

Turquie-Afrique : une Pax Ottomana entre l’Éthiopie et la Somalie ?

Date de publication
14 octobre 2024
Accroche

Avec plusieurs objectifs en vue, dont celui de devenir un acteur diplomatique incontournable sur la scène régionale et internationale, Ankara tente de rapprocher Hargeisa et Addis Abeba qui s’opposent sur un accord entre ce dernier et le Somaliland. Si la troisième réunion prévue mi-septembre a été repoussée, l’initiative a permis de préserver un canal de discussion... Et les nombreux intérêts turcs dans la région.

Image principale

Un Moyen-Orient entre guerres et recomposition

Date de publication
26 août 2024
Accroche

Dans un Moyen-Orient chaotique, la date du 7 octobre 2023 marque un tournant majeur qui peut conduire à un embrasement de toute la zone. La guerre à Gaza intervient dans une situation déjà en pleine évolution caractérisée par l’affirmation de l’autonomie stratégique de plusieurs puissances régionales de même que par un basculement géopolitique au profit de la Russie et de la Chine.

Image principale

Iran et Israël : meilleurs ennemis

Date de publication
07 juillet 2024
Accroche

L’attaque de missiles iraniens sur le sol israélien le 13 avril 2024, suivie par une riposte d’Israël visant une base militaire proche d’un des principaux sites nucléaires iraniens, fut le point d’orgue d’une guerre multiforme qui oppose les deux pays depuis plusieurs décennies. Alors qu’Israël entretenait les meilleures relations, diplomatiques et même militaires, avec l’Iran du Shah Mohammad Reza Pahlavi, il est apparu très vite qu’il n’en serait pas de même avec la République islamique.

Image principale

La France a-t-elle encore une politique arabe ?

Date de publication
03 mai 2024
Accroche

Dès la fin de la guerre d’Algérie, la France a systématiquement repris contact avec les pays arabes qui avaient rompu les relations diplomatiques au moment de la malheureuse expédition de Suez de 1956. Ainsi se sont renouées ou nouées des relations actives et souvent confiantes, y compris avec des pays où elle était absente, comme les émirats du Golfe. Le président Chirac a voulu formaliser et conforter cette orientation lorsque le 6 mars 1996, à l’université du Caire, il a évoqué la « politique arabe et méditerranéenne » de la France. Par-delà quelques principes communs, il s’agissait naturellement d’une politique à géométrie variable selon les pays, avec la volonté d’être présent dans cet ensemble de pays qui sont nos voisins proches, situés dans une zone stratégique et dont d’importantes communautés vivent en France. Très tôt attachée à contribuer à la paix entre Israël et les pays arabes, la France prône une politique équilibrée entre le maintien de la sécurité d’Israël et le soutien du processus de paix israélo-palestinien qui donnerait le droit à l’autodétermination des Palestiniens et à la création d’un État. À cet égard, l’année 2007 représente une rupture due à l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy qui sur ce plan, comme sur d’autres, a pris le contre-pied de son prédécesseur. Depuis lors, la politique de la France dans cette région n’a plus la même priorité, réagit plus qu’elle n’agit et semble flotter entre une volonté de maintenir ses liens avec les pays arabes et une certaine complaisance à l’égard d’Israël.

Comment citer cette étude ?

La question sécuritaire en Tunisie : trois questions à Mourad Chabbi, de L'Ifri par
Copier