Le déconfinement : quelques enjeux
Après mon premier édito il y a un mois (une éternité !), je reviens vers vous, sous la forme de quelques remarques concises.
1. Point n’est nécessairement besoin de recourir aux livres sacrés pour affirmer que l’actuelle pandémie remet l’homme en général, occidental en particulier, face à son penchant vers l’hubris. L’orgueil se heurtera toujours à la complexité de la nature qui dépasse et déjoue celle des œuvres humaines. J’espère que les apprentis sorciers, comme certains idéologues de l’« Intelligence » artificielle, y trouveront matière à réflexion.
2. Certains m’ont reproché d’avoir dénoncé l’incurie des gouvernants face au surgissement du COVID-19, parce que selon eux celui-ci était « imprévisible ». Encore faut-il s’entendre sur la notion de prévision. En 2015, Bill Gates avait solennellement tiré la sonnette d’alarme, en affirmant que le monde était beaucoup plus menacé par les virus que par les armes nucléaires. Bien d’autres personnalités moins célèbres avaient multiplié les avertissements de ce genre.
Plus un phénomène est complexe, plus il est difficile de dater l’apparition des « cygnes noirs » même identifiés. C’est la vraie difficulté, à la limite insurmontable. Dans mon édito du 30 mars, je faisais allusion à l’avènement d’une pandémie numérique. On peut tenir un tel événement pour certain, tout en s’avouant incapable de prédire quand et comment il pourrait survenir. Il faut cependant s’y préparer.
3. Les États, dont la responsabilité première est de protéger leurs ressortissants, doivent donc entretenir des capacités d’action face aux catastrophes prévisibles mais non datables. Or, les choix publics dépendent au moins autant de la culture des sociétés vis-à-vis du risque que de la qualité de leurs bureaucraties et de celles de leurs dirigeants du moment. De ce point de vue, la comparaison entre l’Allemagne et la France au cours des premières semaines de l’actuelle pandémie est à l’avantage de la première, alors que les deux pays dépensent en gros les mêmes montants pour leurs systèmes de santé. L’impréparation américaine est particulièrement troublante. En Asie, la situation est différente en raison de la fréquence des épidémies.
4. Quand on parle de choix publics en ces matières, il faut en principe distinguer entre la prévention et la réaction puis l’adaptation, tant au niveau national qu’international. En réalité, prévention et réaction ou adaptation sont liées, car moins on s’est préparé à une catastrophe ex ante, plus la réaction et l’adaptation sont coûteuses ex post. Trop souvent engluées dans l’immédiat, les sociétés tendent à refuser le coût public de la prévention. Ceci est vrai dans tous les domaines.
Face à la vitesse de cette pandémie qui les a pris au dépourvu, les dirigeants occidentaux ont d’abord fait le choix, avec les moyens du bord, de sauver le maximum des patients les plus sévèrement atteints par le coronavirus, en s’interdisant même de soulever la question des conséquences économiques et sociales des mesures prises à cet effet. On ne peut pas les en blâmer.
Ainsi en France, estime-t-on aujourd’hui que, sans le confinement, le nombre de morts pourrait être une dizaine de fois plus élevé, et donc de l’ordre de 200 000. Mais en face de ce genre de chiffre, passé le temps de la sidération - elle-même la conséquence de l’impréparation - on est bien obligé, partout dans le monde, de raisonner de manière plus large. Impossible par exemple d’ignorer les ravages qu’une baisse aussi brutale de l’activité économique mondiale, ou encore le confinement de centaines de millions de pauvres sur les cinq continents, commencent à provoquer. Les famines et la recrudescence d’autres maladies menacent. Il est à craindre qu’in fine le nombre des victimes de la pandémie soit d’un ou plusieurs ordres de grandeur supérieur à celui des décès directement dus au coronavirus.
5. Sur le plan médical proprement dit, l’essentiel dans l’immédiat est de donner aux médecins et aux chercheurs les moyens d’accomplir le mieux possible toute la gamme de leurs missions. Mais le débat sur le déconfinement dépasse de beaucoup celui qui se joue entre les experts médicaux, lesquels, vus sous l’angle de l’anthropologie, forment une tribu parmi d’autres. Entrer dans une phase du déconfinement, c’est aborder la question des choix publics avec des arbitrages incluant des intérêts précédemment mis entre parenthèses. Qu’on le veuille ou non, les gouvernements sont condamnés au calcul économique et social.
6. Les principaux enjeux sont internationaux. Certes, les premières semaines de la crise, à côté de comportements admirables, ont exacerbé les passions, les tensions, la panique, l’hystérie, le chacun pour soi, la recherche de boucs émissaires ou l’exploitation de la situation à fin de propagande. Mais la forme d’interdépendance qu’on appelle mondialisation ou globalisation est actuellement un fait. À court-moyen terme, aucun pays ne pourra se relancer tout seul. En particulier, ni la Chine, ni les États-Unis. En Europe, aussi supérieure qu’elle semble aujourd’hui, l’Allemagne a besoin de la France comme des pays du sud, et réciproquement. Les pays dont les structures étatiques sont faibles, comme beaucoup en Afrique notamment, ont besoin de l’aide des pays mieux pourvus. Le temps n’est pas à la guerre idéologique, mais à la coopération dans l’intérêt de tous, pour parvenir rapidement à une balance raisonnable entre les impératifs sanitaires et ceux du redémarrage de l’économie, en attendant les médicaments et les vaccins.
7. L’avenir à moyen-long terme de la mondialisation se présente de la façon suivante. Les arguments des économistes en faveur du libre mouvement des biens et services ou des capitaux, ou encore des personnes, sont bien connus. À certaines conditions, ils conservent leur pertinence. La principale de ces conditions est le renforcement de la coopération internationale. Ceci nous ramène à notre point de départ, c'est-à-dire la complexité. Plus les interdépendances sont complexes, plus la coopération et donc la coordination à court, moyen et long terme sont nécessaires. Les grandes crises financières, comme celles de la fin des années 1990 et de 2007-2010, sont issues d’un défaut d’anticipation et de coopération. Cela est aussi vrai dans l’ordre géopolitique (je pense aux dérapages du printemps arabe) ou naturellement dans le cas de l’actuelle pandémie.
La prise en compte du long terme dans la coopération internationale implique des institutions fortes et bien dirigées, comme c’est encore le cas du Fonds monétaire international (FMI) dans l’ordre financier. La plupart, comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ont besoin de profondes réformes. Or, le système international actuel est de plus en plus hétérogène idéologiquement. La défiance, le repli sur soi, la dissimulation, dominent à tous les niveaux. Le monde est radicalement dépourvu de leader. Si une telle situation perdure, les crises se multiplieront à différentes échelles, et le retour au protectionnisme, à une interprétation abusive de la notion de « bien stratégique », à une vision trop sécuritaire de chaînes de production ou d’approvisionnement, et en fin de compte au populisme, s’accentuera.
8. Je conclurai sur l’Europe, en rappelant d’abord que l’Ifri avait choisi comme fil conducteur pour son 40e anniversaire, le thème de l’avenir de l’Union européenne face à la compétition sino-américaine. Ce thème me paraît plus pertinent que jamais. Depuis un an, on voit l’Allemagne se résigner à commencer à envisager que la relation transatlantique puisse avoir structurellement changé de nature. Au-delà d’une éventuelle élection de Joe Biden. L’Alliance atlantique ne sera plus jamais ce qu’elle fut pendant la guerre froide. Dans le même temps, les Allemands comme les Français se sont mis à regarder la Chine différemment. Ils ressentent désormais la nécessité de s’en protéger. La France et l’Allemagne restent, comme elles l’ont toujours été, le pilier de la construction européenne. Les deux pays savent, comme d’ailleurs les autres membres de l’Union quoiqu’ils en disent, que seule cette Union fera la force de ses membres dans le monde à venir. Les conseils européens sont rarement spectaculaires. Mais celui de la semaine dernière, virtuel, a montré une fois de plus que, malgré les craintes, l’Europe avance dans les crises les plus graves. L’enjeu géopolitique est immense. Dans l’immédiat, il s’agit de prouver que « Bruxelles » peut surmonter les deux grands défis du moment : l’efficacité et la démocratie.
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