L’inégalité du Collège électoral aux États-Unis : comment réparer la démocratie américaine ?
L’inégalité du Collège électoral, qui consacre aux États-Unis l’élection du président au suffrage universel indirect, n’a sans doute jamais été aussi dénoncée qu’au XXIe siècle.
En 2016, si le candidat républicain Donald Trump a pu s’installer à la Maison-Blanche, c’est grâce à 80 000 voix réparties entre trois États (Wisconsin, Michigan et Pennsylvanie) – 80 000 voix, sur 128 millions de suffrages, dans une élection où Hillary Clinton a obtenu 3 millions de voix de plus. La probabilité que Donald Trump renverse ces trois États au Collège électoral, grâce à moins de 1 % des voix à chaque fois, était infime.
En 2004 déjà, le républicain George W. Bush dut sa réélection face à John Kerry à une avance de 110 000 voix dans l’Ohio. Après le précédent de l’élection de 2000, lors de laquelle George W. Bush avait reçu 550 000 voix de moins que Al Gore (mais 500 de plus en Floride), ces scenarii étriqués pourraient marquer le début d’une tendance lourde. Celle-ci est clairement en défaveur des démocrates, qui sont victimes de l’effet de déformation électorale causée par le système fédéral américain. Le Collège électoral en est la figure de proue, mais c’est bien l’ensemble des institutions américaines, par leur manque de représentativité, qui est très mal en point.
Pourquoi le Collège électoral est-il autant biaisé ? Quelles sont les pistes de réforme qui pourraient rendre à la démocratie américaine sa pleine légitimité ? À la lumière de l’élection de 2020, dont l’issue s’annonce particulièrement incertaine et chaotique, il s’agit de questions absolument existentielles pour le pays, sur lesquelles repose la juste détermination de la politique des États-Unis.
Le Collège électoral, parachèvement de l’inégalité de la démocratie américaine
Le Collège électoral rend l’élection américaine injuste, et ce à deux niveaux. Le premier est structurel, à l’échelle de chaque État. La règle du winner-takes-all qui s’applique pour l’élection présidentielle donne l’ensemble des Grands électeurs d’un État au candidat ayant reçu le plus de voix, plutôt que de les répartir à la proportionnelle. Le second, à l’échelle nationale, est celui du nombre de Grands électeurs attribué à chaque État, qui n’est pas strictement représentatif de la population. Ainsi, le Wyoming, où Donald Trump s’est imposé de 46 points en 2016, reçoit 3 Grands électeurs pour 600 000 habitants. La Californie, où Hillary Clinton s’est imposée de 30 points, reçoit 55 Grands électeurs pour 40 millions d’habitants. Cela signifie que la voix d’un électeur de Cheyenne compte 3,6 fois plus que celle d’un électeur de San Francisco. Bien sûr, les démocrates gagnent eux aussi des petits États (Hawaï, Delaware, etc.), mais en proportion bien moindre que les républicains. Ces effets de déformation électorale ne sont que le produit du système fédéraliste américain mis en place par les Pères fondateurs… qui avaient déjà formulé des réserves sur certains de ses aspects [1].
En outre, l’orientation politique de certains États clés, qui départagent les candidats en quête d’une majorité absolue de 270 Grands électeurs, peut faire basculer toute l’élection. Cette année, la courte avance des républicains dans ces swing states, légèrement plus à droite que la moyenne nationale (comme la Pennsylvanie ou la Floride, respectivement 2,5 % et 5,7 % plus à droite que le pays) offre un avantage national disproportionné au Grand Old Party (GOP)[2]. Les démocrates doivent donc faire plus de chemin hors de leur base électorale pour remporter la majorité des Grands électeurs.
L’inégalité du Collège électoral appelle à questionner son corollaire, le nombre de sénateurs aux États-Unis. En effet, le nombre de 538 Grands électeurs est issu directement du nombre de sièges à la Chambre des représentants (435 sièges) et du nombre de sièges au Sénat (100)[3]. Dans le système fédéral américain, chaque État reçoit deux sénateurs quelle que soit sa population. La Californie, l’État le plus peuplé (12 % de la population du pays) est représentée par deux des 100 sièges. Les 25 États les moins peuplés, qui représentent mathématiquement la moitié des sièges au Sénat, comptent pour seulement 16 % de la population américaine, et la plupart d’entre eux sont républicains. Par conséquent, les démocrates doivent gagner très largement sur le plan national pour gagner simplement une petite majorité au Sénat. En 2018, malgré un avantage d’environ 9 millions de voix sur l’ensemble des élections de mi-mandat, les démocrates ont réalisé une perte nette de deux sièges au Sénat.
Cette répartition des sièges du Sénat, et donc du Collège électoral, a des conséquences concrètes sur la vie politique américaine. Côté présidence, les républicains ont davantage tenu la Maison-Blanche que les démocrates au XXIe siècle (12 années sur 20), malgré une seule victoire sur cinq au vote populaire. Côté Sénat, les républicains ont contrôlé la majorité pendant 22 des 40 dernières années, bien qu’ils n’aient représenté la majorité des électeurs que sur une très courte période, entre 1997 et 1998[4].
L’actualité récente montre comment ce cocktail d’inégalités peut se révéler explosif. Sur proposition du président, le Sénat dispose d’un pouvoir de nomination de tous les juges de Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême. À différents niveaux, ces juges décident en dernière instance de la validité de toutes les lois du pays. Or, sur quatre ans de présidence Trump, les républicains ont nommé 217 juges, dont 105 auraient dû être nommés par Barack Obama, alors bloqué par le Sénat républicain[5]. En outre, quand Barack Obama s’était attaché à nommer 38 % de juges issus des minorités, cette part est tombée à seulement 15 % sous Donald Trump. Le biais des institutions explique comment des juges choisis par des élus représentant une minorité d’électeurs pourront imposer des vues conservatrices déconnectées des positions de la majorité des Américains durant des décennies.
Quels remèdes ?
Naturellement, les républicains n’ont aucun intérêt à voir le système électoral réformé. Cela sied bien à leur discours conservateur de « protection de la Constitution ». Pour réformer le système et y rétablir un semblant de justice, les démocrates devront d’abord surcompenser leur désavantage structurel pour remporter à la fois la présidence, la Chambre et le Sénat.
Plusieurs remèdes seront alors envisageables. La solution la plus efficace et la plus réaliste pour rééquilibrer le Collège électoral consiste à augmenter le nombre de sièges à la Chambre des représentants. Actuellement fixé à 435 représentants, ce nombre n’a pas évolué depuis le Reapportionment Act de 1929. En l’augmentant, la représentativité à la Chambre et au Collège électoral sera automatiquement améliorée : des États peu peuplés comme l’Alaska ou le Vermont resteront à 1 représentant, tandis que la Californie ou New York en auront un nombre bien supérieur, qui correspondra à leur véritable poids démographique. Le seul obstacle qui pourrait se dresser face à cette réforme tiendrait aux élus démocrates centristes et/ou de swing states, peu nombreux, qui pourraient la voir comme un obstacle à leur réélection.
Deux autres mesures sont relativement aisées à mettre en place mais à double tranchant politiquement. Premièrement, abolir la règle de la flibuste (filibuster) au Sénat semble indispensable pour augmenter le pouvoir de représentation des États très peuplés. Actuellement, la majorité des textes législatifs nécessite une majorité de 60 sénateurs, non 51, pour passer la Chambre haute. C’est une double sanction pour les démocrates qui luttent déjà pour remporter 51 sièges au Sénat, alors même qu’ils représentent davantage d’électeurs. Comme en 2013 puis en 2017, quand les chefs de la majorité républicaine Harry Reid puis Mitch McConnell avaient abrogé la flibuste pour les nominations de juges, une simple majorité de sénateurs serait suffisante. Néanmoins, cela signifie que si les républicains conservaient le contrôle de la Chambre haute dans les années à venir, le pouvoir de blocage de la minorité serait quasiment inexistant. Deuxièmement, accorder le statut d’État au District de Columbia (où se trouve Washington) et à Porto Rico, véritable serpent de mer de la politique américaine depuis les années 1960, donnerait certainement aux démocrates de meilleures chances au Sénat et au Collège électoral. Les Américains sont favorables à l’accès à l’Union pour ces deux territoires[6], mais pour faire une véritable différence, il faudrait également donner le statut d’État à d’autres territoires américains, comme les Îles Vierges, Guam ou encore les Samoa.
Enfin, l’option d’ajouter des juges dans toutes les Cours, bien que réalisable en cas de contrôle démocrate des deux Chambres et de la présidence, paraît la plus périlleuse politiquement. Après l’argumentaire très contestable des républicains appliquant un double standard pour le remplacement des juges Scalia (2016) et Ginsburg (2020) à la Cour suprême, les démocrates ont fait planer la menace d’ajouter des juges pour rétablir l’équilibre d’une Cour qui deviendrait conservatrice à 6-3 si la juge Barrett était confirmée. Cette option paraît à courte vue, car les républicains pourraient à leur tour ajouter des juges lorsqu’ils contrôleront de nouveau les institutions. Historiquement, tous les ajouts de juges au niveau fédéral ont été justifiés par un agrandissement géographique des États-Unis : l’excuse serait donc valide si elle était combinée avec l’accession du District de Columbia, Porto Rico, voire d’autres territoires au statut d’État. Sans cela, les démocrates ne feront que nourrir l’argumentaire des républicains se plaçant comme « défenseurs des institutions ».
Une solution raisonnable serait de limiter le mandat des juges fédéraux, actuellement nommés à vie. Cela nécessiterait un amendement de la Constitution, qui ne recevrait sans doute pas l’approbation des États contrôlés par les élus républicains[7]. Le Parti démocrate s’étant beaucoup moins déporté sur la gauche que le Parti républicain sur la droite, certains élus démocrates centristes (comme le sénateur Manchin de Virginie Occidentale[8]) s’opposeraient sans doute à cette réforme. Côté républicain en revanche, outre les affronts à la Cour suprême en 2016 et 2020, les partisans de Donald Trump ne se sont pas privés de procéder à des nominations supplémentaires dans les cours locales[9].
En conclusion, le Collège électoral, au cœur des débats suite aux résultats des élections depuis 20 ans, n’est que le fer de lance d’un système vérolé. Ceci explique la crise de confiance massive envers les institutions, aggravée par des facteurs afférents comme l’influence de l’argent dans les campagnes politiques, les interventions de puissances étrangères, ou encore la couverture médiatique et les réseaux sociaux.
S’ils veulent rétablir l’intégrité de leur système politique fédéral, les démocrates devront prendre le pouvoir en dépit de leur désavantage structurel. En cas de victoire, le dilemme de Joe Biden sera de choisir entre préserver l’état actuel des institutions, qui le condamne à la minorité formelle, ou bien entreprendre des réformes d’ampleur, qui risquent de lui être reprochées comme une mainmise politique intéressée.
[1]. James Madison, tout en défendant le principe de deux sièges par État au Sénat, avait également mis en garde contre les inégalités démographiques qui pourraient se creuser et tester le système à l’extrême.
[2]. G. Skelley, « Trump Is an Underdog, but the Electoral College’s Republican Tilt Improves His Chances », Five Thirty Eight, 28 septembre 2020.
[3]. Bien que Washington, District Columbia n’a pas le statut d’État fédéral, il se voit attribuer 3 Grands électeurs lors de l’élection présidentielle (depuis 1964).
[4]. R. Brownstein, « Fight over Ginsburg Succession Poses Stark Question: Can Majority Rule Survive in US? », CNN, 20 septembre 2020.
[5]. K. Shubber, « How Trump Has Already Transformed America’s Courts », Financial Times, 25 septembre 2020.
[6]. Sondage Gallup, 18 juillet 2019.
[7]. Les amendements à la Constitution doivent être validés par les deux Chambres du Congrès aux deux tiers, puis votés par une majorité de trois quarts des États.
[8]. S. Ember et A. W. Herndon, « End the Filibuster? Pack the Court? The Left Is Pushing Biden », The New York Times, 28 septembre 2020.
[9]. B. Corriher, « Court Packing? It’s Already Happening at the State Level », Governing, 30 septembre 2020.
Contenu disponible en :
Régions et thématiques
ISBN / ISSN
Utilisation
Comment citer cette publicationPartager
Téléchargez l'analyse complète
Cette page ne contient qu'un résumé de notre travail. Si vous souhaitez avoir accès à toutes les informations de notre recherche sur le sujet, vous pouvez télécharger la version complète au format PDF.
L’inégalité du Collège électoral aux États-Unis : comment réparer la démocratie américaine ?
Centres et programmes liés
Découvrez nos autres centres et programmes de rechercheEn savoir plus
Découvrir toutes nos analysesL'élection de Kemi Badenoch au Royaume-Uni. Fin de la "trumpisation" chez les Tories ?
De même que la domination des idées du candidat républicain dans la campagne présidentielle aux États-Unis a conduit à diagnostiquer une « trumpisation de la politique américaine », les observateurs déplorent au Royaume-Uni, depuis l’exercice du pouvoir par Boris Johnson, une tendance à la « trumpisation du parti conservateur ».
Le vote religieux dans les présidentielles américaines 2024
Blandine Chelini-Pont, l’une des meilleurs spécialistes du sujet, nous donne ici son analyse des évolutions de l’électorat religieux pour les élections de novembre 2024.
Le programme économique de Kamala Harris
Depuis qu’elle a reçu la nomination démocrate suite à la décision du président Joe Biden de se retirer de la course présidentielle américaine de 2024, la vice-présidente Kamala Harris s’efforce de définir sa propre plateforme politique pour attirer les électeurs dans le temps limité qui reste avant l’élection du 5 novembre. Étant donné que l’économie est un enjeu central pour les électeurs américains, Harris a élaboré plusieurs propositions dans ce domaine.
Géopolitique de la puissance américaine
Qu’est devenue la puissance américaine ? Si les États-Unis veulent encore diriger le monde, en sont-ils toujours capables ?
Entrés en géopolitique à la fin du XIXème siècle, leaders du monde libre dans l’après-guerre, vainqueurs du communisme dans les années 1990, les États-Unis sont confrontés à une triple contestation en ce premier quart de XXIe siècle : la montée en puissance de la Chine, les frappes du terrorisme islamiste et le retour d’une Russie belliqueuse se conjuguent pour défier Washington.