Vers une recomposition de forces politiques en Inde ?
La Chambre basse du Parlement indien, la Lok Sabha, a renouvelé sa confiance, le 22 juillet, à la coalition gouvernementale menée par le Parti du Congrès par 275 voix contre 256 et 10 abstentions. Le contexte de ce vote sera rappelé avant d'en examiner les modalités et d'en évaluer les conséquences.
Le contexte
Le gouvernement dirigé par le Premier ministre Manmohan Singh s'appuie sur une coalition (l'United Progressive Alliance, UPA) composé, au 15 juillet 2008, de treize partis politiques. Les trois plus important sont le Parti du Congrès (153 députés), le Rashtriya Janata Dal (24) et le Dravida Munnetra Kazhagam (16). Cette coalition ne dispose que de 226 députés alors qu'il en faut 271 pour obtenir une majorité à la Lok Sabha[1]. L'UPA ne pouvait donc gouverner qu'en s'appuyant sur le ' soutien sans participation ' d'un certain nombre de formations politiques, la principale étant le regroupement de quatre partis de gauche appelé ' le Front de gauche ' (59 sièges) : le Parti communiste indien - marxiste (PCI-M), le Parti communiste indien (PCI), le Forward Bloc et le Parti socialiste révolutionnaire. D'autres groupes politiques apportaient également leur soutien au gouvernement, mais sans être liés par le ' Programme minimum commun ' signé par l'UPA et le Front de gauche. Le plus important d'entre eux était le Bahujan Samaj Party (BSP-17députés), dirigé par Mme Kumari Mayawati, leader intouchable et ministre en chef de l'Uttar Pradesh. Toutefois le BSP a rompu cette alliance informelle en juin dernier.
Les difficultés politiques du gouvernement UPA ont commencé lorsque les partis du Front de gauche se sont opposés à l'Accord nucléaire civil entre Washington et New Delhi (US-India Nuclear Agreement) signé en mars 2006. L'application de cet accord permettrait à l'Inde de développer une coopération nucléaire civile avec les Etats-Unis (et ultérieurement avec d'autres partenaires comme la France et la Russie) sans adhérer aux traités sur la non-prolifération et sur l'interdiction des essais nucléaires. En contrepartie, l'Inde s'engagerait à séparer de façon étanche les activités civiles nucléaires et les activités militaires. Ces mesures devront être vérifiées par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Cet accord a été considéré par la communauté internationale, y compris les Etats-Unis, comme un triomphe de la diplomatie indienne. Mais il a été mal reçu par certains secteurs indiens. Une partie du complexe militaro-industriel s'est inquiétée des contrôles extérieurs qu'il impose, alors que les partis de gauche sont très hostiles à tout rapprochement avec les Etats-Unis. Le Bharatiya Janata Party (BJP, parti nationaliste hindou), qui n'a aucune objection de fond à l'Accord, a voulu saisir cette occasion pour mettre le gouvernement en minorité et provoquer des élections anticipées. Ce parti et la coalition qu'il dirige (la National Democratic Alliance, NDA) ont, en effet, le vent en poupe. Ces difficultés expliquent largement l'immobilisme du gouvernement UPA qui a prévalu pendant plusieurs mois.
Ces difficultés se sont transformées en crise ouverte lorsque le Premier ministre a finalement décidé d'entamer le processus de mise en vigueur effective de l'accord, ce qu'on appelle en Inde l' ' opérationnalisation ' de l'Accord. Ce processus implique d'obtenir de l'AIEA et du Nuclear Suppliers Group une dérogation conditionnelle aux règles du Traité sur la non-prolifération nucléaire. Une fois celle-ci obtenue, l'Accord entre les Etats-Unis et l'Inde devra être ratifié par le Sénat américain. Compte tenu des échéances politiques américaines, les délais sont très courts et M. Singh ne pouvait pas attendre plus longtemps. De nouveaux retards auraient reporté la ratification finale après les élections américaines et sans doute après les élections indiennes qui doivent se tenir au plus tard en mai 2009. Or, il n'est pas certain que les nouvelles configurations politiques qui en résulteront soient favorables à l'Accord. Si la négociation de la dérogation demandée par l'Inde à l'AIEA qui commence le 1er août traîne en longueur, le risque d'un dérapage après les élections américaines est d'ores et déjà considérable.
Le vote
L'arithmétique n'était pas favorable au gouvernement : privé du soutien du Front de gauche et du BSP, il ne disposait plus en théorie des 271 voix qui lui étaient nécessaires pour obtenir la confiance de l'Assemblée. Il a pourtant gagné son pari et l'écart avec l'opposition (19 voix) est significatif. Que s'est-il passé ?
Le Congrès a cherché le soutien des partis qui ne font partie ni du Front de gauche, ni de la NDA. Il a obtenu celui du Samajwadi Party (SP, littéralement Parti socialiste) qui dispose de 37 députés à l'Assemblée. Ce parti régional basé en Uttar Pradesh est issu de la décomposition du Janata Dal. Il est dirigé par Mulayam Singh Yadav qui fut ministre en chef de l'Uttar Pradesh et ministre de la Défense de l'Union (1996-1998). Le SP est surtout le principal rival régional du BSP de K. Mayawati. Son revirement en faveur de la coalition au pouvoir n'a donc rien de surprenant à partir du moment où le BSP a pris le chemin inverse. De plus, dans sa longue carrière politique marquée par un fort opportunisme politique, M. Yadav s'est plusieurs fois allié au Congrès avec lequel il défend le ' sécularisme ', en nette opposition avec l'idéologie du BJP. L'accord entre le Congrès et le SP aurait cependant pu être rendu difficile en raison de la vive inimitié personnelle entre le Secrétaire général de ce parti, Amar Singh, personnification du ' dealmaker ', et Sonia Gandhi, la présidente du Parti du Congrès[2].
Le soutien du SP ne suffisait pas à l'UPA pour atteindre le nombre fatidique des 271 votes, d'autant plus que la fidélité de tous ses députés n'était pas assurée. D'où une campagne frénétique pour consolider la majorité en place et pour ' débaucher ' des députés de l'opposition. Des petits partis se sont ralliés au gouvernement, comme le Parti de la Conférence nationale du Jammu et Cachemire. Le gouvernement a surtout obtenu le vote positif d'un nombre significatif de députés de l'opposition. Les accusations d'achat de votes n'ont pas manqué. Pendant le débat précédant le vote de confiance, trois députés du BJP ont ostensiblement déversé devant la Chambre le contenu de valises pleines de billets de banque. Selon eux, ils auraient été donnés ' en acompte ' par des responsables du SP dont A. Singh. Bien entendu, le gouvernement présente ce geste mélodramatique comme un coup monté du BJP. De plus, une station de télévision a fourni au Speaker de l'Assemblée des cassettes-vidéo montrant des transactions financières entre députés, le jour même du vote[3]. Des enquêtes doivent être menées sur ces différentes allégations. Elles ont peu de chance d'aboutir rapidement. A ce jeu, la majorité gouvernementale a été gagnante puisqu'elle a obtenu la douzaine de voix qui lui manquait. Ces forts soupçons ternissent cependant l'image du Parti du Congrès dont la victoire semble due à la corruption endémique de la vie politique en Inde. D'ailleurs, après avoir initialement salué sa victoire, la presse indienne est maintenant beaucoup plus critique à son égard.
Les conséquences
Les députés qui n'ont pas suivi la ligne politique de leur parti en ont été exclus[4]. C'est le cas par exemple de huit députés du BJP. Il y aura donc des réalignements politiques et sans doute un remaniement ministériel pour récompenser ceux qui ont ' bien ' voté. Le PCI-M a également exclu le Speaker de l'Assemblée, Somnath Chatterjee. Issue de ses rangs, cette personnalité très respectée a en effet refusé de démissionner avant le débat sur la motion de confiance et a privé l'opposition d'une voix.
Grâce au soutien sans participation du SP, le gouvernement de M. Singh semble à l'abri pour les mois à venir. Il devrait donc perdurer jusqu'aux élections législatives. En profitera-t-il pour mener quelques-unes des réformes qui avaient été bloquées par les partis de gauche ? Dans son discours de conclusion du débat sur le vote de confiance, M. Singh s'est plaint d'avoir été un ' esclave forcé ' (bonded slave) de cette mouvance[5]. Bien que la proximité des élections semble exclure la réalisation de réformes de fond impopulaires ou controversées, on s'attend cependant à une relance des privatisations. Elle aurait l'avantage d'améliorer une situation budgétaire très dégradée. Cette perspective conjuguée à celle de quelques mois de stabilité politique expliquent l'amélioration des cours de la bourse. La roupie indienne s'est également appréciée à l'annonce du succès du gouvernement.
Une ' troisième force ' est en cours de constitution. Elle regrouperait le Front de gauche et une dizaine de partis politiques non affiliés aux deux coalitions dominantes (UPA et NDA) et essentiellement à base régionale. Outre le PCI-M (43 députés) et le PCI (10), les deux partis les plus importants sont le BSP (19) et le Telugu Desam Party (5 députés) dirigé par l'ancien ministre en chef de l'Andra Pradesh, le charismatique Chadrababu Naidu. La force parlementaire d'une telle coalition serait aujourd'hui assez modeste (une centaine de députés sur 552). Mais son potentiel électoral peut être prometteur, compte tenu de la popularité de certains de ses responsables et de bons résultats obtenus lors des dernières élections au niveau des Etats de l'Union. Au premier abord, ces partis partagent peu d'idées politiques en commun, si ce n'est un engagement en faveur du sécularisme les opposant au BJP[6]. En toute hypothèse, le BSP ne restera dans cette coalition que s'il y a un accord sur la candidature de K. Mayawati au poste de Premier ministre. Si ses partenaires actuels refusent d'y souscrire, il pourrait s'allier à la coalition dominante la plus généreuse. La création d'une troisième force crédible n'est donc pas encore assurée.
A première vue, le Congrès et ses alliés sortent renforcés de cette confrontation. Cependant, les conditions de leur victoire risquent de leur coûter cher, si les accusations de corruption se révèlent fondées. Le BJP souhaite transformer ce scandale en une crise majeure contraignant le gouvernement à la démission. Il a peu de chance d'y réussir. L'UPA a encore à désigner son candidat au poste de Premier ministre pour les prochaines élections. La reconduction de M. Singh n'est pas exclue malgré son âge (76ans), surtout si S. Gandhi estime que son fils, Rahul, n'est pas encore suffisamment aguerri pour lui succéder.
Le BJP et ses alliés dans la NDA ont échoué dans leur tentative de renverser le gouvernement et de provoquer des élections anticipées. Leur alliance opportuniste avec le Front de gauche a été mal perçue par une partie de leur électorat. Leur candidat commun au poste de Premier ministre, L.K. Advani, âgé de 81 ans, n'a pas non plus la stature et la popularité d'A.B. Vajpayee qui les a amené à la victoire en 1996 puis en 1998. Mais cette formation et ses alliés viennent de gagner une série d'élections dans plusieurs Etats de l'Union, dont le Karnataka, premier Etat du Sud conquis par le BJP.
La situation politique en Inde reste donc très ouverte. Le mode de scrutin électoral (uninominal à un tour) favorise la consolidation de la vie politique autour de deux coalitions dominantes. Ce système pourrait cependant être troublé par l'émergence d'une troisième force autour de K. Mayawati. Les quelques mois qui nous séparent des prochaines élections législatives seront donc riches en retournements. Ils continueront à animer une vie politique traditionnellement pleine de rebondissements.
[1] La Lok Sabha comprend 552 sièges mais un certain nombre d'entre eux sont vacants.
[2] Prabhu Chawla, 'The day of the Dealmaker', India Today, 17 juillet 2008.
[3] L'application de la loi anti-défection pourrait conduire à leur exclusion du Parlement.
[4] Le Speaker préside les travaux de l'Assemblée. En conformité avec la tradition anglosaxonne suivie par l'Inde, il se situe au-dessus des partis et exerce ses fonctions en toute indépendance. Selon la coutume, il ne prend pas part au vote.
[5] Manmohan Singh n'a pas pu prononcer ce discours en raison du désordre régnant dans l'hémicycle, mais il l'a cependant ' déposé ' devant la Chambre.
[6] Pourtant, la défense du sécularisme n'a pas empêché la plupart d'entre eux, à l'exception des partis de gauche, de conclure par le passé des alliances locales ou mêmes nationales avec le BJP.
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