L’entrée en premier et l’avenir de l’autonomie stratégique
La France compte aujourd’hui parmi les rares puissances du monde capables de projeter des forces armées dans des délais contraints, en quasi-autonomie, et à plusieurs milliers de kilomètres. Pour toute force expéditionnaire, l'aptitude à pénétrer un théâtre d'opérations distant et contesté par l'adversaire est déterminante.
Cette capacité à entrer en premier tient une place unique dans la politique de défense de la France, pour des raisons historiques, politiques et militaires renvoyant notamment à l'ambition nationale d'autonomie stratégique. La France a démontré au cours des opérations récentes qu'elle possédait des savoir-faire et capacités rares, voire uniques en Europe dans ce domaine, qui lui ont offert une liberté d'action extérieure considérable et un fort levier pour l’action multinationale. Toutefois, l’avantage militaire qui fonde cette liberté d’action subit un processus d’érosion sous l’effet de la diffusion de moyens sophistiqués de contestation, notamment des capacités de déni d’accès. Il convient dès à présent de prendre la mesure du défi posé à la France afin de pérenniser sa marge de manœuvre extérieure, et de se prémunir par là même contre une perte de crédibilité, d’influence et d’autonomie.
Quel avenir pour l’entrée en premier à la française ?
L’aptitude des armées françaises à entrer en premier repose sur une série de facteurs se renforçant mutuellement. Des atouts de nature capacitaire et technologique se combinent ainsi avec d’autres de nature politico- stratégique. La France a ainsi la chance de pouvoir s’appuyer sur un système politique et militaire permettant des décisions rapides, une culture stratégique disposée à l’emploi de la force armée pour la défense des intérêts nationaux ou collectifs et acceptant une certaine exposition au risque, un dispositif avancé de forces prépositionnées et d’implantations permanentes, notamment en Afrique ou au Moyen-Orient, et des alliés et partenaires susceptibles d’appuyer l’action française.
Réaliser un tel niveau d’ambition constituera une entreprise exigeante, particulièrement au regard des autres défis sécuritaires et programmatiques auxquels la France est confrontée, qu’il s’agisse du combat contre le terrorisme et la radicalisation ou du renouvellement de la force de dissuasion nucléaire. Cette exigence se décline en axes d’efforts définissant des priorités en termes d’entraînement et de préparation opérationnelle, d’équipement, de R&D, de budget, de positionnement régional ou de partenariats recherchés.
Propositions pour pérenniser l'entrée en premier à la française
1) Protéger et développer les secteurs capacitaires à forte valeur ajoutée sur le haut du spectre
La possession et la maîtrise, par la France, de savoir-faire et de capacités rares requis pour les environnements fortement contestés sont le principal moyen de préserver une liberté d’action et une autonomie nationales au moins partielles jusqu’au sommet du spectre conflictuel. Une liste non exhaustive d’efforts pouvant être réalisés pourrait ainsi comporter les exemples suivants :
- Développer et diversifier les capteurs Intelligence, Surveillance, Reconnaissance (ISR) pouvant être opérés à partir des Sous-marins Nucléaires d'Attaque (SNA), y compris par le déploiement de drones
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Pérenniser les capacités Renseignement d'Origine Electromagnétique (ROEM) dans tous les milieux, y compris spatial et plus généralement, pérenniser la gamme de moyens ISR stratégiques
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Etendre les capacités de guerre électronique offensive et défensive dans tous les milieux
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Acquérir un nombre limité de drones ISR, voire de combat, à très faible Surface Equivalente Radar (SER) dans le cadre du Système de Combat Aérien Futur (SCAF)
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Renforcer les capacités terrestres et navales de défense surface-air face aux missiles de croisière et aux drones (radars et moyens d’interception appropriés)
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Garantir une capacité de décision et d’action en environnement électromagnétique contesté
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Exploiter le potentiel offert par les drones de surface et sous-marins
2) Maintenir un dispositif soutenu de présence avancée
La France dispose aujourd’hui d’un dispositif de présence avancée articulé autour de près de 11 000 hommes prépositionnés (forces de présence et forces de souveraineté), dont une large part se trouve en Afrique. Cette présence avancée, plus ou moins substantielle selon le degré de menace local, est un atout considérable pour le maintien d’une capacité autonome d’entrée en premier. Le prépositionnement facilite en parallèle le recueil du renseignement, renforce la coopération avec les armées locales et aide à une montée en puissance rapide sur le théâtre d’opérations.
3) Orienter les principaux partenariats militaires de la France vers l’entrée en premier
L’entrée en premier étant l’une des missions de combat les plus exigeantes, elle devrait constituer l’un des piliers des partenariats que la France noue avec ses principaux alliés.
Chaque partenaire ayant une valeur ajoutée propre, ces partenariats doivent être approfondis et différenciés selon la nature de la coopération attendue :
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Réaliser une opération d’entrée en premier multinationale dans des environnements contestés ou semi-permissifs.
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Renforcer la coopération afin de faciliter la charnière entre l’entrée en premier et l’opération décisive.
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Bénéficier d’un appui des alliés pour des fonctions soutien (renseignement, ravitaillement en vol, transport stratégique et tactique) dans le cadre d’une opération d’entrée en premier française.
4) Adopter une stratégie de différenciation capacitaire
Pour agir dans des environnements contestés à l’avenir, il est indispensable de concevoir, à l’échelle du modèle d’armée français dans son ensemble, une stratégie de différenciation capacitaire visant à combiner qualité et quantité.
Une telle stratégie identifiera ainsi les fonctions pour lesquelles l’accent doit être maintenu sur la qualité, quitte à accepter un nombre réduit de plateformes ou d’effecteurs (pénétration de l’espace aérien, dissuasion, groupes aéronavals et aéromobiles, recueil du ROEM, etc.), et celles pour lesquelles il importe moins de progresser qualitativement que de maintenir, reconstituer ou se doter de systèmes et d’unités en grand nombre (drones armés non furtifs, missiles mer-sol et air-sol à longue portée, chars de bataille, véhicules de combat d’infanterie et artillerie, munitions de précision, systèmes de leurres, etc.).
5) Imaginer la manœuvre interarmées en environnement contesté de demain
Si la France et ses alliés ont longtemps bénéficié d’une liberté d’action exceptionnelle en raison de leur avantage qualitatif, voire quantitatif, sur leurs adversaires, la réduction de cette marge de supériorité impose de repenser les pratiques jusqu’alors privilégiées. Pour cela, il est indispensable que la France conserve son avantage technologique, mais également organisationnel et doctrinal. La préparation opérationnelle, l’entretien d’une connaissance fine et actualisée des milieux physiques et humains, et le recours plus développé à des pratiques telles que le red teaming tiennent ainsi un rôle majeur dans cette ligne d’effort, afin de tenter de maintenir l’avantage qualitatif dont bénéficient les armées françaises en opérations.
6) Renforcer le budget de la Défense et la part des dépenses d’investissement
Poursuivre ces différents axes d’effort et préserver la marge de manœuvre et l’autonomie stratégique nationales ne saurait être envisageable sans effort financier accru. Un double mouvement d’augmentation de l’enveloppe budgétaire globale et, en parallèle, des dépenses d’investissement (crédits de R&D et d’équipement) semble indispensable afin de pérenniser les savoir-faire qui sont aujourd’hui au cœur de la capacité française d’entrée en premier.
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