Les élections générales au Kenya : entre incertitudes et montée des tensions
Dix ans après les violences qui ont suivi les élections de décembre 2007, laissant dans leur sillage environ 1 100 morts et plus de 600 000 déplacés internes, les regards sont à nouveau tournés vers le Kenya.
Le 8 août prochain, 19,6 millions d’électeurs inscrits devront choisir 6 candidats aux fonctions de président, gouverneur de comté, sénateur, député, représentant à l’Assemblée du comté et représentante des femmes[1]. Ces élections se déroulent sur fond de terrorisme latent qui touche plus particulièrement le nord et l’est du pays et a conduit à l’instauration d’un couvre-feu dans 3 comtés[2]. De plus, la sécheresse, qui sévit depuis plusieurs mois s’accompagne d’une inflation galopante et de pénuries localisées, parfois organisées par les politiciens[3]. La campagne exacerbe les tensions autour de l’accès à la terre et aux ressources, comme en témoigne le déploiement de l’armée dans la région de Laikipia depuis mars 2017[4].
Une incertitude grandissante quant à l’issue du vote
Ce sont d’abord les calculs ethniques et territoriaux qui dominent la mobilisation électorale : chaque camp compte « ses voix », le parti Jubilee du président Kenyatta et de son vice-président Ruto étant supposé emporter les votes kikuyus et kalenjins, tandis que l’opposition, réunie au sein de la National Super Alliance (NASA) revendique ceux de l’Ouest (luos, luhyas), de la région kambae à l’Est et de la Côte. L’opposition entretient le doute autour du processus électoral. En introduisant des recours en justice quasi quotidiens, la neutralité et la compétence de la commission électorale (Independent Electoral and Boundaries Commission – IEBC) font l’objet d’une remise en cause permanente. La fiabilité des technologies utilisées pour garantir la transparence des élections (identification biométrique des électeurs au bureau de vote, décompte manuel des voix transmis à l’IEBC par le moyen de tablettes) soulève les passions. Au-delà d’un face-à-face présidentiel tendu entre deux figures dynastiques, Uhuru Kenyatta et Raila Odinga, les tensions se diffusent au niveau des nouveaux comtés.
Mal organisées, les primaires partisanes, nécessaires pour départager les nombreux aspirants candidats, ont suscité le mécontentement des perdants. Nombreux sont ceux qui continuent la campagne en soutenant leur parti d’appartenance, inscrits cette fois en tant qu’indépendants[5]. Alors que le paysage politique se dessine plus clairement dans certains comtés (notamment dans les fiefs électoraux des alliances en compétition), le résultat de l’élection présidentielle reste incertain. Ainsi, à plus d’une semaine du vote, le choix du peuple kényan est étroitement lié à la participation électorale : 8 % des électeurs kényans (représentant 1 million de voix) se déclarent indécis[6]. Leur vote pourrait changer la donne, bien que les derniers sondages d’opinion placent le parti Jubilee en tête des intentions de vote.
Le face-à-face présidentiel
Le président Uhuru Kenyatta et son vice-président William Ruto font campagne autour de la finalisation de grands projets d’infrastructures, comme en témoigne l’inauguration en juin dernier de la ligne de train reliant Nairobi à Mombasa. Si la coopération avec la Chine est présentée comme une réussite majeure de l’entreprise présidentielle, ses échecs (tel l’affaissement du pont construit sur la rivière Nzoia, terminé à la hâte en vue de la campagne) illustrent cependant le bilan mitigé du gouvernement sortant et alimentent les critiques formulées à son encontre par la NASA et une partie de l’électorat kényan.
L’opposition mène une campagne centrée sur son leader Raila Odinga. Les élections de 2017 constituent sa dernière candidature, alors qu’il estime que les deux précédentes élections lui ont été volées. Leader populaire, il se présente comme le protecteur des minorités et des subalternes. Ses électeurs voteront ainsi pour un ticket présidentiel qui porterait Kalonzo Musyoka, représentant du vote kamba et leader du Wiper Democratic Mouvement, au poste de vice-président. Odinga est également soutenu par Musalia Mudavadi du Amani National Congress (ANC), Moses Wetang’ula de FORD-Kenya et par Isaac Ruto de Chama Cha Mashinani, qui conteste à William Ruto une partie du vote kalenjin. Le slogan Rift imeshift (« la région de la Rift Valley s’est retournée »), apparu au cours de ces dernières semaines de campagne, fait référence à certains des comtés du sud de la vallée du Rift considérés comme acquis à Jubilee mais qui auraient « basculé » en faveur de la NASA. Le débat présidentiel, prévu le 24 juillet dernier, et qui devait permettre une ultime confrontation entre les deux candidats, s’est transformé en une longue interview d’Odinga après que Kenyatta eut considéré qu’un débat était une « perte de temps ». Bien que les deux principaux candidats promettent d’accepter les résultats des élections, Odinga a mis en place son propre centre de décompte des votes, qui pourrait lui permettre de contester les résultats officiels, chiffres à l’appui.
La « décentralisation » des tensions
Le face-à-face entre les deux principaux candidats à la présidentielle s’inscrit dans un débat historique autour de la forme de l’État kényan. Jomo Kenyatta, père de la nation et de l’actuel président soutenait l’idée d’un État républicain centralisé là où son Premier ministre Jara Mogi Oginga Odinga, qui deviendra par la suite son principal opposant et père de Raila Odinga, prônait la mise en place d’un système régionaliste (majimbo en Kiswahili). L’idée d’un État décentralisé a été abandonnée et n’a réémergé qu’en 2010 avec l’adoption d’une nouvelle Constitution. Celle-ci promeut une modération du pouvoir politique central en renforçant le pouvoir décisionnel des quarante-sept comtés dirigés par un gouverneur, un exécutif local et une assemblée. Mise en place à partir de 2013, la décentralisation limite le rôle de l’exécutif présidentiel, rapproche les citoyens des élus et permet une redistribution effective (qui s’accompagne cependant de corruption) du budget national. Revers de la médaille, la compétition politique pour ces nouveaux postes aux salaires attractifs est très forte et se traduit par une décentralisation des tensions autour de l’accès au pouvoir. Les primaires qui départagent les nombreux aspirants candidats se sont déroulées de manière chaotique et ont conduit à la « mise sur la touche » d’un très grand nombre de gouverneurs et de membres des assemblées locales. Dans les fiefs électoraux de Jubilee et de NASA, les candidats qui sont sortis vainqueurs des nominations ont déjà « gagné » l’élection, certains en raison d’une absence de candidats de l’opposition, d’autres parce que malgré la présence d’un opposant, leur victoire le 8 août est assurée par un vote loyal. La tenue des primaires a ainsi transformé les stratégies de campagne : les deux principaux partis mènent « un deuxième temps » de campagne plus intensif dans les comtés incertains (notamment dans le comté de Nairobi, les comtés de l’est du pays et de la Côte) où la compétition politique est vive. La mobilisation de rivalités interethniques ou intra-ethniques au sein de chaque comté a conduit à des violences localisées, comme dans les comtés d’Isiolo et de Marsabit, dans le nord du pays[7].
Les incertitudes du processus électoral et l’horizon de la violence
À moins de deux semaines du scrutin, l’organisation et le déroulement de celui-ci demeurent incertains. La défiance envers l’IEBC, qui date du scrutin précédent, est habilement entretenue par l’opposition depuis 2016. Récusés par cette dernière, les commissaires de l’IEBC ont été remplacés en janvier 2017, et même si l’administration chargée des élections est au travail, les retards se sont accumulés. Les maladresses liées aux marchés publics pour l’acquisition du matériel électoral, et les imprécisions de la loi électorale donnent à l’opposition l’occasion de nombreux recours en justice. L’un des derniers, visant la proximité d’une compagnie basée à Dubaï, chargée de l’impression des bulletins de vote, avec le président actuel, a maintenu un climat de suspicion ces dernières semaines. Chaque jour, l’IEBC établit de nouvelles règles sur l’organisation du scrutin ou la transmission des résultats, forcément contestées. L’assassinat d’un haut fonctionnaire de l’IEBC, annoncée lundi 31 juillet, alimente craintes et tensions à une semaine du vote. Enfin, la menace terroriste toujours présente et l’horizon de violences toujours envisageable entretiennent un climat de défiance vis-à-vis de l’IEBC comme des leaders politiques. Plusieurs attaques visant l’État kényan à travers ses fonctionnaires et ses forces armées ont eu lieu à Mandera et dans le comté de Lamu ces dernières semaines. Les déclarations de la Commission de l’Union européenne sur de possibles violences, de même que celles de l’IEBC concernant les villes et les quartiers désignés comme des hotspots participent à l’exacerbation de ces incertitudes et créent anxiété et confusion chez un certain nombre d’électeurs.
Les élections de 2017 sont ainsi loin d’être jouées. Les électeurs indécis restent nombreux. La campagne de mobilisation menée par l’opposition dans ses bastions et auprès des électeurs animés par un sentiment de marginalisation pourrait porter ses fruits. Les derniers jours de campagne des principaux candidats dans les swinging counties et la probable déconnexion entre le « vote local » et le « vote présidentiel » alimentent ces incertitudes. Couplée à la stratégie de discréditation adoptée par l’opposition à l’encontre du parti au pouvoir, l’incapacité de l’IEBC à rassurer les citoyens kényans peut également provoquer de fortes contestations des résultats.
[1]. Les dernières estimations de l’IEBC (4 juillet 2017) font état d’un total de 14 787 candidats autorisés à se présenter aux élections générales à l’issue de ces primaires : 8 candidats inscrits pour la présidentielle, 210 pour le poste de gouverneur, 256 pour le poste de sénateur, 299 pour le poste de représentante des femmes, 1 893 pour le poste de membre du parlement et 11 851 candidats au poste de membre de l’Assemblée des comtés.
[2]. Sur les 47 comtés que compte le Kenya, les comtés concernés par ce couvre-feu sont ceux de la Tana River, de Garissa et de Lamu. Frontaliers de la Somalie, ils sont particulièrement touchés par les attaques terroristes perpétrées par le groupe Al-Shabaab.
[3]. Cette tactique, qualifiée au Kenya d’unga politics, a régulièrement été mobilisée et dénoncée par les leaders du parti au pouvoir comme de l’opposition. Il s’agit de créer une pénurie des produits de base (comme le sucre et l’unga, la farine de maïs) entraînant une inflation des prix afin de susciter le mécontentement contre le camp adverse.
[4]. Certains leaders politiques ont instrumentalisé la sécheresse, incitant les éleveurs Pokot, descendus avec leurs troupeaux vers le Sud, à envahir les fermes et des réserves privées principalement détenues par de riches propriétaires kényans et étrangers.
[5]. Ces candidats « indépendants » représentent désormais un tiers des candidats en lice.
[6]. Media release: Kenyans’ Economic Conditions, Political Party Alignment and the August Presidential Contest, Ipsos, 30 mai 2017, p. 7. Le taux de participation élevé des élections de 2013 (85,90 %) pourrait être affaibli par le départ précipité de certains électeurs (notamment ceux soutenant l’opposition dans le comté de Nairobi) craignant l’irruption de violences dans leurs circonscriptions.
[7]. Kenya: Development, County Governments and the Risk of 2017 Election Violence, International Crisis Group, 7 avril 2017, crisisgroup.org.
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