Aide à l’Ukraine et réarmement de l’armée… La bascule militariste de l’Allemagne est-elle tenable ?
L’Allemagne, qui était déjà le premier soutien européen de l’Ukraine, a annoncé le doublement de son aide à Kiev pour l’année 2024. Le pays poursuit en parallèle ses investissements militaires pour devenir "la colonne vertébrale de la défense européenne". Un cap que l'Allemagne espère tenir sur le long terme, comptant sur le soutien de l’opinion publique malgré un contexte économique difficile.
Alors que la guerre avec la Russie semble durablement enlisée et que la crise au Proche-Orient concentre l’attention, les Ukrainiens craignent de voir leur combat sombrer dans l’oubli. Ils peuvent néanmoins compter sur l’appui de l’Allemagne, qui a annoncé dimanche 12 novembre le doublement de ses aides militaires à Kiev.
"Cela constitue un signal fort à l'Ukraine montrant que nous ne la laissons pas tomber", a déclaré le ministre de la Défense Boris Pistorius sur la chaîne de télévision publique ARD, confirmant les informations de la presse sur le doublement de l'enveloppe budgétaire.
La réévaluation du montant de l’aide, qui passera de 4 à 8 milliards d'euros, correspond "à l'expérience que nous avons vécue cette année et qui a montré que les montants prévus ont été vite épuisés", a-t-il précisé.
Une déclaration qui symbolise la montée en puissance de l’aide militaire allemande à l’Ukraine, qui avait connu, au début de l’invasion à grande échelle de la Russie, des débuts pour le moins timides.
De maillon faible à premier soutien européen
En janvier 2022, face à l'imminence de l’invasion russe, l’Ukraine s’était tournée vers l’Otan pour réclamer un soutien militaire. Alors que les États-Unis et le Royaume-Uni avaient accepté de fournir des armes défensives, la proposition allemande d’envoyer 5 000 casques avait suscité un véritable tollé en Ukraine.
"L’aide à l’Ukraine a donné lieu à un débat particulièrement difficile en Allemagne, pour des raisons à la fois historiques et économiques", rappelle Éric-André Martin, chercheur spécialiste de l’Allemagne à l’Ifri (Institut français des relations internationales). "Non seulement le pays a pour principe de ne pas fournir d’armes à un pays en guerre, mais les responsables allemands étaient aussi très embêtés à l’idée de s’opposer à la Russie qui leur fournissait 50 % de leur gaz."
Un an après l’affaire des casques, la ministre de la Défense Christine Lambrecht, déjà critiquée pour son manque d’initiative, est poussée vers la sortie après s’être félicité le 31 décembre 2022 dans une vidéo, que la guerre en Ukraine lui ai donné "l'occasion de rencontrer autant de gens formidables et intéressants".
Au même moment, la polémique enfle autour de l'envoi de chars allemands Leopard 2 à l’Ukraine. Car non seulement l’Allemagne se refuse à fournir ses précieux blindés à Kiev, mais elle s’oppose également à la réexportation vers l’Ukraine des véhicules achetées par ses alliés. Sous la pression, le chancelier Olaf Scholz accédera finalement à ces demandes le 25 janvier 2023, lors d’un discours devant le Parlement allemand.
"L’Allemagne n’était pas le seul pays européen qui craignait de jeter de l’huile sur le feu en livrant des équipements militaires avancés à l’Ukraine pour combattre la Russie. Mais il est vrai qu’elle s’est longtemps montrée particulièrement frileuse", analyse Gaspard Schnitzler, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste des questions de défense européennes et d’industrie de l’armement.
"Cette difficulté à trancher est liée à la configuration politique de l’Allemagne, dirigée par une coalition englobant trois partis avec des perspectives très différentes, à une politique de contrôle drastique des exportations, mais également à la constitution allemande, adoptée après la Seconde Guerre mondiale pour éviter la verticalité du pouvoir. Les décisions sont adoptées de manière collégiale et prennent donc plus longtemps, ce qu’ont eu du mal à comprendre ses partenaires. Mais on peut aussi considérer qu’une fois qu’elles sont prises, elles sont plus définitives."
Près de deux ans après le début de la guerre, l’Allemagne s’est graduellement hissée au rang de premier soutien militaire de Kiev en Europe. Selon l’institut Kiel, qui compile les données des soutiens à l’effort de guerre ukrainien, Berlin a engagé depuis le 24 janvier 2022 plus de 17,1 milliards d’euros d’aide militaire à l’Ukraine. Un montant certes sans commune mesure avec les 42 milliards d'euros américains, mais plus de deux fois supérieur à l’investissement du Royaume-Uni (7 milliards) et qui correspond à 34 fois celui de la France.
Un investissement qui s’est considérablement accru cette dernière année du fait de la livraison des Leopard 2, mais également de systèmes de défense anti-aériens Gepard, ainsi que d’obus.
"Aujourd’hui, l’Allemagne se veut exemplaire dans son soutien à l’Ukraine pour faire oublier ses hésitations du début de la guerre et sa politique d’ouverture économique vis-à-vis de la Russie. Car la signature de l'ouverture du gazoduc Nord Stream II, conclue après l’annexion de la Crimée, avait été très mal perçue par l’Ukraine, les Pays baltes ainsi que la Pologne", poursuit l’expert de l’Iris.
Montée en puissance de la Bundeswehr
Pour l’Allemagne, ce soutien massif à l’Ukraine est aussi et avant tout une question de sécurité nationale. Réalisant l’ampleur de la menace pour sa propre sécurité de voir la Russie conquérir l’Ukraine, Berlin a amorcé dès le début de la guerre un virage radical vers la montée en puissance de son armée, rompant avec des décennies de sous-investissement.
Après avoir annoncé en février 2022 un fonds spécial de 100 milliards d’euros sur cinq ans pour moderniser la Bundeswehr, le pays s’est doté en juin de sa première "stratégie de sécurité nationale". Le 9 novembre, le ministre de la Défense, Boris Pistorius, a dévoilé ses orientations en matière de politique de défense, promettant de faire de son armée "la colonne vertébrale de la défense collective en Europe".
"Le montant annoncé peut paraître très important, mais il faut bien comprendre qu’il s’agit avant tout d’un investissement de rattrapage", souligne Éric-André Martin.
"L’Allemagne était très en-dessous des engagements de l’Otan fixant les dépenses dans le domaine de la défense à 2 % de PIB, poursuit le spécialiste. C’était en quelque sorte un passager clandestin dans sa contribution à la défense européenne. Au nom de la stabilité budgétaire, elle faisait peser l’effort sur d’autres membres de l’Alliance et en particulier sur les États-Unis, ce qui avait suscité de vives tensions avec Donald Trump. Avec ce tournant stratégique, Berlin compte transformer sa politique de défense sur le long terme. Il s’agit d'un effort de réassurance à l'égard des États-Unis, notamment pour le partage nucléaire avec l'achat d'avions de chasse F-35, ainsi que d’offrir un cadre hiérarchique militaire au sein de l’Otan dans lequel des pays européens avec moins de moyens pourront intégrer leurs bataillons."
Pour le ministre de la Défense Boris Pistorius, le statut de première économie européenne confère à l’Allemagne une "responsabilité" particulière sur le plan de la défense du bloc, qu’elle compte désormais assumer.
Cette transformation ambitieuse intervient néanmoins alors même que le pays traverse une période de turbulences économiques. L’Allemagne, qui avait basé sa stratégie énergétique sur l’approvisionnement en gaz russe bon marché, est en première ligne face à la crise inflationniste qui frappe le continent depuis le déclenchement de la guerre et l’introduction des sanctions contre Moscou.
"Le pays comptait sur l’énergie russe pour la mise en place de sa transition vers les renouvelables. Il doit désormais se fournir ailleurs, et cela lui coûte beaucoup plus cher. À cela s'ajoutent les lenteurs de la transition industrielle, car l’Allemagne a peu investi dans l’électrique et son secteur automobile perd en compétitivité face aux chinois", ajoute Éric-André Martin. Dans ce contexte, le Fonds Monétaire International a revu début octobre ses prévisions sur la contraction de l’économie allemande, tablant désormais un recul de 0,5 % de PIB, contre une baisse de 0,3 % précédemment pour 2023. C'est de loin la pire performance annuelle parmi les économies du bloc.
"Le fond spécial de 100 milliards sur cinq ans pour financer l’armée ne pèse pas lourd comparé au PIB de l’Allemagne, qui s’élève à 4 000 milliards d’euros. Il en va de même pour l’enveloppe dédiée au soutien à l’Ukraine. Mais la difficulté est que pour que ces investissements soient efficaces, ils doivent s’inscrire dans la durée", analyse Éric-André Martin. "Si les difficultés de l’économie allemande perdurent et qu’elles impactent trop lourdement les ménages, le gouvernement pourrait être forcé de réévaluer ses arbitrages budgétaires."
"L’invasion russe a brisé en Allemagne le tabou sur la question de la défense nationale", analyse pour sa part Gaspard Schnitzler. "La grande majorité des Allemands sont favorables au soutien à l’Ukraine malgré son coût, et ont aujourd’hui conscience de l’importance de renforcer leur armée."
Le chercheur de l’Iris estime néanmoins que, malgré une opinion publique favorable, plusieurs interrogations demeurent quant à la capacité de Berlin à maintenir cette politique.
"On sent encore des tâtonnements sur le financement du réarmement allemand. Pour s’inscrire dans la durée, ces investissements doivent basculer graduellement sur le budget de la défense. Or pour l’instant, tout repose encore sur le fonds spécial de 100 milliards d'euros. Enfin, on peut se demander ce qu’adviendra de cette politique lorsque la guerre en Ukraine prendra fin. Car une fois la menace immédiate écartée, il est toujours plus difficile de justifier auprès de l’opinion publique le maintien à un niveau élevé des dépenses militaires".
> Voir l'interview sur le site de France 24.
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