Comment la Turquie pousse ses pions à Chypre
Recep Tayyip Erdogan a commémoré à Chypre Nord les 47 ans de l'intervention militaire turque dans l'île, coupée en deux depuis lors. Ankara installe une base de drones sur l'île.
C'est la station balnéaire la plus bizarre du monde. Varosha, sur la côte chypriote orientale, est une ville fantôme depuis l'exil de ses habitants grecs à l'issue de l'intervention militaire turque de 1974.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, avait laissé croire qu'il s'y rendrait lors des commémorations, le 20 juillet, de l'opération militaire qui a coupé en deux cette île membre de l'Union européenne, mais dont la partie nord constitue une entité, la République turque de Chypre du Nord (RTCN), reconnue par personne… sauf Ankara. Depuis 47 ans, une force d'interposition de l'ONU est déployée entre les deux parties de l'île, de part et d'autre d'un no man's land bordé par Varosha où la nature a repris ses droits…
Faits accomplis
Mais Recep Tayyip Erdogan semble ne pas être allé dans Varosha lors de sa visite à Nicosie, il y a dix jours, car cela aurait constitué une provocation envers les Occidentaux potentiellement contre-productive. En revanche, il s'est prononcé pour une solution à deux États et a soutenu le projet de réouverture de Varosha initié en octobre 2020. L'Union européenne a « fermement condamné », mardi, ces « annonces inacceptables » du chef de l'Etat turc et menacé de prendre des mesures de rétorsion lors de la prochaine réunion de ses ministres des Affaires étrangères de l'Union.
Si le maître d'Ankara ne répugne pas aux faits accomplis, qui n'est pas sans rappeler la méthode chinoise, il a aussi besoin de ne pas trop couper les ponts avec ses partenaires européens (l'Union est son premier partenaire commercial et première source d'investissements) ou américain, souligne un récent rapport de l'Institut français des relations internationales (Ifri).
Le texte souligne que face à des Occidentaux embarrassés, voire passifs, « l'espace Méditerranée oriental est le laboratoire d'une politique extérieur turque qui renoue avec l'expansionnisme ». Après l'échec des derniers pourparlers interchypriotes à Genève en avril dernier, Erdogan semble assumer, à rebours du statu quo actuel, une politique visant à assurer la division définitive de l'île. Soutenu en cela par Ersin Tatar, le président de la RTCN élu en octobre, fermé à toute idée de réunification à terme de l'île. Ersin Tatar a fait rouvrir une partie de Varosha fin 2020 pour des touristes fantômes, Covid oblige.
L'Union embarrassée ou indifférente
Un objectif inadmissible pour tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, ainsi que pour l'Union européenne. Mais cette dernière, à la panoplie de sanctions limitées et handicapée par la crainte d'un afflux de réfugiés du Moyen-Orient, « manque de cadre stratégique global pour discuter avec la Turquie, elle négocie dossier par dossier sans faire le lien entre eux, à l'inverse d'Ankara, ou se laisse diviser », souligne Dorothée Schmid, coauteur du rapport de l'Ifri. Au sein de l'Union, la plupart sont indifférents au dossier chypriote, laissant la Grèce e t la France assumer seuls les tensions avec Ankara.
La situation se complique pour l'Union du fait que le Royaume-Uni prétend jouer les bons offices d'une manière ambiguë, tandis que les Etats Unis, redevenus « le patron » après la politique incohérente de Trump, ont des intérêts qui ne convergent pas forcément avec ceux des Européens. Si l'administration Biden n'est pas prête à tout « passer » à Erdogan, elle estime avoir besoin de lui au Moyen-Orient, où la Turquie est en première ligne sur le plan militaire, voire en Afghanistan.
La Russie pour sa part, a noué une alliance de revers en Syrie avec la Turquie mais en est la rivale en Libye. Elle pourrait, dit-on, ouvrir un consulat à Chypre Nord, ce qui serait un gain diplomatique considérable pour Ankara. L'île, de culture orthodoxe, constitue un refuge pour nombre de capitaux russes…
L'Union européenne se trouve en outre dans la situation incroyable de faire semblant de discuter de l'adhésion d'une Turquie qui ne reconnaît même pas la souveraineté d'un de ses membres, Chypre, et qui frôle régulièrement l'incident militaire avec un autre, la Grèce !
Des implantations turques
En attendant, on observe une « dynamique territoriale d'implantations turques » dans la RTCN, note le rapport, avec rénovation de routes, création d'un embryon de base pour des drones TB2. Ces derniers sont les symboles de la renaissance militaire turque comme on l'a vu en Syrie, en Libye et au Haut-Karabakh. Ankara caresserait aussi le rêve d'une base navale, en face des deux bases britanniques. De quoi « remettre en question les équilibres stratégiques régionaux ».
Le dossier chypriote comporte aussi des enjeux gaziers, depuis les considérables découvertes offshore de 2009, que guignent aussi l'Egypte, Israël, le Liban, la Grèce et la Syrie. Les zones économiques exclusives en Méditerranée sont définies par la Convention de Montego Bay de 1982… qu'Ankara n'a pas signée.
Bref, le dossier chypriote « illustre parfaitement la nouvelle efficacité de la politique étrangère turque », conclut le rapport, une politique rodée d'alternance d'ouvertures et de faits accomplis, de propositions de coopération économique et culturelle et de bluffs militaires. « Erdogan accélère le processus d'autonomisation de la Turquie » en « continuant de se dégager de ses partenaires passés tout en maintenant l'ambiguïté sur ses intentions futures ».
Média
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