Coup de froid sur les relations franco-allemandes
Le choix de Paris et Berlin d'assumer publiquement leurs divergences plutôt que de chercher à les surmonter pourrait précipiter la fragmentation de l'Europe.
La semaine passée a été marquée par deux événements qui traduisent un refroidissement certain de la relation franco-allemande et nous amènent à nous interroger sur les ressorts et la portée de cette crise.
Tout d’abord, le report du Conseil des ministres franco-allemand, qui devait se tenir à Fontainebleau le 26 octobre. La chose est en soi très inhabituelle, pour trois raisons : ce devait être la première réunion du Conseil depuis l’arrivée au pouvoir d’Olaf Scholz en septembre 2021 et le premier Conseil des ministres bilatéral en présentiel depuis trois ans. En second lieu, le choix par les partenaires de le reporter est nécessairement perçu comme le signe d’un désaccord profond entre les deux capitales. Enfin, cette annonce intervient quelques heures avant le Conseil européen à Bruxelles, ce qui est aussi un signal adressé aux États membres et institutions européennes qu’il ne faudra pas compter sur le moteur franco-allemand.
La réunion du Conseil européen, quant à elle, a été dominée par des débats diciles sur l’énergie, notamment la question du plafonnement du prix du gaz, mesure soutenue par de nombreux États membres, dont l’Espagne et la France, à laquelle s’oppose Berlin. Le résultat a été mitigé et l’on retiendra la déclaration du président Macron, mettant en garde Berlin contre le risque de l’isolement.
Loin d'être un coup de tonnerre dans un ciel serein, cet épisode témoigne en réalité d'une dégradation substantielle de la relation entre Paris et Berlin, marquée par l'incompréhension, voire la défiance, dans de nombreux domaines, comme l'énergie et la défense pour ne nommer que ceux-là. Au point que l'on a fait le choix d'assumer publiquement ces désaccords plutôt que de mettre la poussière sous le tapis.
Cette méthode permettra-t-elle de vider l'abcès, en provoquant un sursaut ? L'avenir le dira et la réunion du Conseil des ministres franco-allemand en janvier 2023, qui coïncidera de surcroît avec le 60e anniversaire du traité de l'Élysée de 1963, aura valeur de test à cet égard.
À l'heure où l'Europe s'efforce d'afficher son unité face à la guerre en Ukraine, le message qu'adressent Paris et Berlin sonne comme un avertissement. Les conséquences de cette guerre seront profondes pour l'Union européenne, et dans ce contexte de “polycrise” et de pénurie, la tendance du sauve-qui-peut et du chacun-pour-soi refait surface. Alors que le “changement d'époque” est le thème dominant du débat public en Allemagne, Berlin est contraint de redéfinir dans l'urgence, et dans la douleur, un modèle qui lui permette de préserver sa prospérité et sa sécurité, alors même que son industrie est menacée dans son existence.
L'on pourrait estimer, après tout, que Berlin est rattrapé par ses choix, fondés sur la dépendance au gaz naturel, et particulièrement au gaz russe comme énergie de transition, de sa politique commerciale mercantiliste marquée par une forte dépendance aux exportations et par un sous-investissement dans le secteur de la défense depuis vingt-cinq ans… Céder à ces tentations reviendrait à précipiter la fragmentation de l'Europe, avec son lot de conséquences imprévisibles tant pour l'ensemble politique qu'est l'Union européenne, que pour chacun de ses États membres. Dans un contexte où l'Allemagne est contrainte de réévaluer ses objectifs politiques, ses moyens et ses partenariats, ce serait précisément pousser Berlin à considérer que tout est sujet à réévaluation, sans tabou, y compris sa relation avec Paris… Y avons-nous intérêt, l'un comme l'autre ?
Dès lors, la question se pose de savoir quelle vision la France et l'Allemagne ont-elles de leur avenir, pour elles-mêmes et pour l'Union européenne ? Quelle place le partenaire occupe-t-il désormais dans la représentation que l'autre a de son propre avenir ? Incontestablement, le destin de l'une est lié à celui de l'autre. Pour autant, la crise est suffisamment sérieuse pour que l'on ne se contente pas des habituelles déclarations d'intention, dont on a peut-être parfois abusé et qui ne permettent pas d'aller au-delà de la posture.
Pour cela, il faut accepter de se poser certaines questions qui dérangent de part et d'autre du Rhin sur l'importance de cette relation et le moyen de la faire vivre dans un cadre profondément renouvelé. Partir du constat que le marché unique constitue la meilleure garantie de survie de nos économies dans un contexte de compétition des grandes puissances et de régionalisation croissante des échanges. Le dispositif institutionnel construit dans le cadre des traités de l'Élysée et d'Aix-la-Chapelle est-il adapté pour créer de la convergence dans les domaines jugés essentiels pour l'avenir, tels que la recherche et l'innovation, la formation et la promotion des talents, le capital-risque ?
Seule une démarche conjointe, exigeante, orientée vers l'avenir et sincère permettra d'empêcher que ce coup de froid franco-allemand ne se transforme en maladie chronique.
Éric-André Martin est secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
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