Donald Trump et l’affaire Huawei : un pari hasardeux ?
La décision unilatérale du Président d'interdire le géant chinois sur le sol américain et d'ordonner à Google de cesser toute relation d’affaire avec cette firme, va entraîner des effets sur le champ numérique mondial, Europe comprise.
Même les vœux pieux n’y peuvent rien : la technologie reste un prétexte commode à la fermeture du monde. En 2010, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton promettait d’«abattre les rideaux de fer numériques», en référence au vaste système de censure chinois déployé en ligne. Neuf ans plus tard, il n’est question ni de discours ni de censure, mais d’un décret présidentiel et de guerre technologique. En décidant de bannir le géant chinois Huawei du sol américain et en intimant à Google de cesser toute relation d’affaires avec la firme de Shenzhen, Donald Trump confère aux Etats-Unis des pouvoirs exorbitants sur les chaînes de valeurs technologiques mondiales.
Diffus, les enseignements de cette escalade entre Washington et Pékin doivent inciter à évaluer la portée des actions de la Maison Blanche. L’affaire Huawei illustre tout à la fois le repli technologique américain, qui tranche avec la doctrine historique des Etats-Unis en matière numérique, et la crainte de Washington de perdre sa supériorité technologique face à Pékin. Depuis deux décennies en effet, Washington a fait du contrôle des données l’axe prioritaire de sa stratégie économique centrée autour de ses géants de la tech et de sa stratégie de sécurité. Ces deux éléments se conjuguaient dans une longue tradition d’open door policy («doctrine de la porte ouverte») visant à l’ouverture des marchés et au maintien de la prééminence américaine. Symbolisée par Barack Obama, cette politique est désormais contestée par Donald Trump.
Au demeurant, l’affaire Huawei est un cas typique de la «militarisation de l’interdépendance» – une manière d’affaiblir son adversaire par le biais des liens d’interdépendance économique tissés entre deux pays. Dans le cas présent, l’interdépendance technologique sino-américaine a été, de part et d’autre, largement sous-estimée. En témoigne le projecteur désormais placé sur l’industrie des semi-conducteurs – l’une des plus «mondialisées» – qui devient par conséquent otage des tensions bilatérales, au risque de déstabiliser les chaînes d’approvisionnement.
Il y a quelques années, le renseignement américain s’était alarmé des velléités de Huawei de construire des câbles sous-marins, craignant ainsi que les Etats-Unis ne perdent leur prééminence en matière de renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT). Via les points d’atterrage et d’interconnexion des câbles – eux aussi enjeu méconnu de la bataille technologique en cours – les Etats peuvent conduire des opérations d’espionnage, de piratage et d’intimidation – certains ne s’en privent pas. La crainte américaine de perdre un avantage concurrentiel en matière de surveillance a été «empaquetée» dans une guerre commerciale plus large entre Washington et Pékin. En mettant Huawei sous forte pression, l’administration Trump cherche ainsi d’autres opportunités de «militariser l’interdépendance» entre les deux pays. Le débat porte désormais sur le niveau de pression exercée : en accordant un délai de trois mois à Huawei pour continuer à utiliser certains services de Google, la Maison Blanche place le géant chinois dans un étau, qu’elle entend serrer ou desserrer à sa guise.
Corollaire de cette diplomatie plus coercitive, les tensions sino-américaines autour de Huawei illustrent en accéléré les logiques de fragmentation dans le champ numérique observées depuis près d’une décennie. D’une certaine manière, on assiste à la fin de l’ère de la global tech, caractérisée par l’effacement des frontières et la puissance inédite dans l’histoire d’acteurs technologiques s’affranchissant des cadres nationaux, au profit de logiques de blocs, d’un vif rejet du multilatéralisme et d’un protectionnisme exacerbé.
Ne sous-évaluons pas un autre paramètre : si l’affrontement numérique sino-américain a pour objet le leadership technologique au XXIe siècle, elle a, à présent, l’Europe pour théâtre principal. C’est sur le Vieux Continent que Huawei tire l’essentiel de son impressionnante croissance en 2018 ; il est d’ailleurs son plus grand marché au monde depuis 2013 derrière la Chine, symbolisant les premiers succès d’une approche technologique qualitative érigée en priorité par les autorités de Pékin. Du côté américain, il s’agit autant de contrer la démarche de puissance décomplexée de la Chine que de conserver l’Europe dans le giron numérique des Etats-Unis. L’ambition de Trump est d’aboutir à terme à un découplage économique entre l’Occident et la Chine – pas seulement en matière de 5G mais dans l’ensemble du champ numérique. Enfin, du côté européen, l’oukase de Donald Trump risque de créer un précédent : l’Europe réalise que l’avenir même de ses fleurons industriels tient à l’humeur du président américain. Celui-ci joue donc sur une ligne de crête – tout en donnant paradoxalement l’opportunité aux Européens d’affronter leurs propres vulnérabilités.
Tribune publiée sur le site de Libération
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