Dorothée Schmid : "Erdogan veut démontrer qu’il peut faire ce qu'il veut en Libye"
Au moment où la Russie et la Turquie s'affrontent en Libye, en défendant des camps opposés et avec l'aide de supplétifs syriens, faisant craindre un embrasement général dans la région, Dorothée Schmid*, spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient à l'Institut français des relations internationales (Ifri), donne son éclairage sur ce conflit.
Marianne : Quel est le bilan du coronavirus en Turquie ?
Dorothée Schmid : Les autorités turques se sont saisies du problème du Covid-19 un peu plus tard que les pays voisins. Mais la population est jeune et le système de santé solide. Depuis une dizaine d’années, en effet, il a été complètement réformé, avec la construction d'hôpitaux, et la généralisation de l’assurance santé. A l’origine, la contamination est venue d’Iran. La Turquie, elle, a contribué à diffuser le virus vers l’Afrique. Si la réaction initiale de la Turquie a été un peu lente, dans un second temps, grâce à sa capacité de production d’équipements sanitaires, ce grand pays d’industrie textile s’est très vite lancé dans la fabrication de masques, mais aussi de tests de dépistage.
En interne, la popularité du président turc Recep Tayyip Erdogan a profité de sa gestion de la pandémie. Il a imposé le confinement le week-end et pendant le ramadan, et il n’y a pas trop de doutes sur les chiffres donnés par le régime : le 10 juin, la Turquie compte officiellement 172.114 cas et déplore 4.729 morts.
Sur le plan international, il en a fait un instrument, en lançant beaucoup d’initiatives de « diplomatie sanitaire », notamment vers l’Italie et l’Espagne, mais aussi en direction des Etats-Unis. Outre des masques et des tests, les Turcs ont même vendu des pièces détachées pour respirateurs, en principe interdits à l’exportation. Erdogan est personnellement intervenu pour transformer certaines transactions commerciales en envois humanitaires.
On a beaucoup parlé de la « diplomatie du masque » chinoise, et l’opération de charme de la Russie en Italie, baptisée « From Russia with love », mais les efforts turcs en la matière ont été moins remarqués. En revanche, l'action de la Turquie en Libye n’a échappé à personne... Au point de craindre le déclenchement d’un conflit avec la Russie, voire plus.
Les Turcs étaient très présents en Libye du temps de Kadhafi, et y ont beaucoup d’intérêts. Avec le Qatar, ils soutiennent le gouvernement de Tripoli (proche des Frères musulmans et donc de l’AKP d’Erdogan). L’engagement turc en Libye a été progressif, puis il est devenu ouvert, après que le maréchal Khalifa Haftar a dénoncé la présence de soldats turcs, en février dernier. Cet engagement ouvert fait craindre que la situation s’y dégrade, avec en outre, des conséquences sur la question migratoire en Europe.
Si cet engagement très loin des frontières turques a été une surprise, il s’est avéré un pari gagnant pour Erdogan. Il a signé un accord provisoire avec la Russie pour se partager le terrain. Mais l’exfiltration en Libye de barbus syriens, qui veulent en découdre avec les Russes, risque fort d’y reproduire la situation syrienne. Tout le monde joue à l’apprenti sorcier.Les Russes avaient parié sur Haftar par anti-islamisme. Les Français aussi, pour expier leur faute originelle dans le chaos libyen.
Au moment où le partenariat russo-turc tournait au vinaigre, en Syrie puis en Libye, le Covid-19 a servi de prétexte à un rapprochement. Les Russes, mal en point sur le front sanitaire, ont besoin des Turcs pour la recherche d’un vaccin. Le rapport de forces se rééquilibre. Les Turcs, histoire ottomane à l’appui, se disent chez eux en Lybie, et légitimes dans la région, contrairement aux Russes : le match retour, en quelque sorte.
Pourquoi l’Otan, dont la Turquie est pourtant membre, est-elle impuissante à calmer le jeu ?
L’Alliance atlantique est en crise. Et Erdogan veut démontrer qu’il peut y faire ce qu’il y veut.
L’Otan ne commande pas à ses membres, comme c’était le cas au sein du pacte de Varsovie, mais c’est une institution où l’on peut discuter. Le problème est que la Turquie est engagée sur des fronts importants pour l’Occident. En 2003, au moment de l’intervention en Irak, la Turquie avait refusé le transit terrestre aux troupes américaines. Pendant la crise syrienne, elle a proféré des menaces d’affrontement quasi explicites, en lien avec la question kurde.
L’armée turque est devenue plus efficace, en dépit de la tentative de coup d’état militaire de juillet 2016, et des purges monstrueuses qu’Erdogan lui a ensuite fait subir. Dès septembre 2016, c’est-à-dire deux mois à peine après le putsch avorté, Ankara lance l’opération Bouclier de l’Euphrate, dans le nord de la Syrie, avec des groupes rebelles syriens contre l’Etat islamique et les Forces démocratiques syriennes. La Turquie posait ainsi les bases de sa stratégie de recours à des supplétifs, et de l’utilisation de la Syrie comme terrain d’entrainement pour tester ses armements et ses drones. Les Turcs ont beaucoup communiqué sur l’utilisation de leur propre armement en Syrie, en faisant une sorte de show-case, car ils rêvent d’exporter des armes.
Avec l’Otan, Erdogan a un rapport de chamaillerie permanente, mais il s’y sent en confiance, ce qui n’est pas le cas de son rapport avec la Russie. C’est pourquoi il essaye aujourd’hui de se réconcilier avec les Etats-Unis, dont il sait bien qu’ils ont besoin de lui comme relai au Moyen Orient.
La Turquie est-elle en voie de devenir une grande puissance économique ? Et de concurrencer la Russie ?
La Turquie va mal, comme tous les pays émergents. Elle est grande consommatrice d’énergie sans en produire, et tout son financement vient de l’étranger. Le pouvoir dépense beaucoup d’argent dans des entreprises clientélistes d’achat de voix mais aussi dans ses opérations militaires à l’extérieur. Elle a besoin d’une forte croissance, à la chinoise, et d’investissements extérieurs, jusqu’ici surtout fournis surtout par l’Europe. Elle s’est aussi brouillée avec ses financiers du Golfe, à part le Qatar. C’est pourquoi Erdogan multiplie les initiatives en direction de la Chine, et sa Route de la soie. Sans grand succès, car la Turquie, contrairement à l’Iran ou la Grèce en leur temps, n’est pas prête à abandonner sa souveraineté à des intérêts étrangers.
La Turquie lance un site en russe de sa radio-télévision TRT, en direction des musulmans de Russie et des républiques d’Asie centrale, largement russophones. Est-ce la réponse de la bergère Erdogan à RT et au Sputnik en turc de Poutine?
Les médias russes sont très présents en Turquie. Jusqu’à 2016, ils ont sorti et relayé les rumeurs de trafic de pétrole avec Daesh dans lequel la famille d’Erdogan serait impliquée. Après le putsch avorté, quand les médias turcs gülénistes et d’opposition étaient muselés, et aussi la presse occidentale, les Russes étaient pratiquement les seuls à fournir de l’information. Le problème est qu’il faut faire le tri. Il n’est un secret pour personne que la Russie est passée reine de la subversion et de la propagande en Occident. Pour autant, je trouve que les analystes russes sur la Turquie sont souvent très médiocres…
Les Russes ne s’y intéressent pas réellement, ils veulent juste montrer qu’ils sont les plus forts. En témoigne le fameux épisode diffusé par la TV russe en mars dernier, fixant l’humiliation d’Erdogan contraint d’attendre dans l’antichambre de Poutine au Kremlin. Le résultat est que le sentiment anti-russe monte en Turquie. Récemment, Ankara a brièvement détenu le rédacteur en chef du Sputnik turc. C’est dans ce contexte qu’il faut voir le lancement de la version russe de TRT. Ankara veut augmenter sa capacité d’intox, mais aussi faire sa publicité, car la Turquie attend le retour des touristes russes et centre-asiatiques.
*Responsable du programme Turquie contemporaine et Moyen-Orient de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Dernier ouvrage paru : la Turquie en Cent questions, Tallandier Poche, édition revue 2018
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