Dramaturgie budgétaire
Le débat sur les perspectives financières de l’Union européenne (UE) s’inscrit traditionnellement dans une dramaturgie complexe, qui confine à la cacophonie : les tenants de la solidarité européenne s’opposent aux partisans du juste retour, les défenseurs des politiques sectorielles traditionnelles aux promoteurs des dépenses destinées à préparer l’avenir, les nouveaux Etats membres aux anciens, les Etats du nord de l’Europe à ceux du sud…
Pour éclairer les enjeux de fond qui s’attachent à ce débat, il est important de rappeler que le budget de l’UE n’est pas un simple outil comptable mais un moyen de remplir les objectifs politiques de l’Union. De surcroît, le cadre financier pluriannuel est à la fois un instrument contribuant à préparer l’avenir à moyen terme de l’Union, et l’expression de la solidarité entre ses membres. Il faut enfin considérer, à la lumière des crises qu’a connues l’UE ces dernières années (crise ukrainienne, crise migratoire, attentats terroristes, cyberattaques…), que les modes d’intervention de l’Union et les attentes à son égard ont changé. Ces crises marquent « le retour de la politique en Europe[1] » et le passage à une « politique de l’événement[2] », ce qui impose désormais à l’UE d’être plus réactive face aux situations qui peuvent se présenter.
Le besoin de réactivité engage la crédibilité de l’UE sur le terrain à travers sa capacité à mettre en accord ses discours et ses actes. Il s’agit aussi d’un enjeu crucial pour les citoyens de l’Union, qui attendent de leurs dirigeants que ces derniers assurent leur sécurité et celle de l’espace dans lequel ils vivent, mais aussi qu’ils les protègent face aux chocs économiques et sociaux provoqués par la mondialisation.
Les travaux du consortium Višegrad Insight, par leurs analyses et leurs propositions, permettent de souligner les principaux enjeux que présente la planification budgétaire de l’UE pour les pays du groupe de Višegrad (V4)[3], tout en situant cette question dans une analyse plus générale autour des scénarii d’évolution de la région à l’horizon 2025[4]. Cette dernière étude souligne dans ses scénarii les plus favorables à l’UE[5], l’importance décisive que revêt l’expression de la solidarité européenne d’une part et l’attractivité de son modèle pour les jeunes générations des pays du V4, attachées au triangle formé par les nouvelles technologies, la justice sociale et l’intégration européenne, d’autre part. A cet égard, deux évolutions méritent une attention particulière tant à travers les enjeux qu’elles présentent pour l’UE face au reste du monde, que du potentiel de conflit qu’elle recèle entre les pays du V4 et le reste de l’Europe.
En premier lieu, l’Europe est confrontée à une double transition : une transition énergétique et une transition digitale, toutes deux porteuses de nouvelles opportunités économiques. La transition énergétique est de surcroît plébiscitée par une large part de l’opinion publique en Europe, au regard de sa contribution à la protection du climat. Ces transitions constituent aussi un défi industriel pour l’Europe, qui ne s’y est pas bien préparée, et peuvent constituer une opportunité intéressante pour les pays du V4, s’ils s’insèrent dans la restructuration des chaînes de valeur. L’économie européenne ne produit qu’une faible partie des équipements et des technologies dont elle aura besoin pour développer sa production d’énergie renouvelable et son parc de voitures électriques, à des niveaux lui permettant de respecter ses objectifs climatiques. Dans le domaine numérique, faute d’avoir pu faire émerger des grands acteurs de l’internet, le développement de ces technologies risque de favoriser des entreprises américaines ou chinoises. Il y a donc un risque important que s’opère un transfert de valeur ajoutée au détriment de l’industrie européenne. A titre d’illustration, une batterie représente 40% de la valeur d’une voiture électrique. Ces batteries sont produites aujourd’hui à partir de technologies fournies par des leaders japonais, coréens ou chinois[6].
Pour les pays du V4, compte tenu de leur structure industrielle et de la composition de leur mix énergétique, la transition énergétique devrait entraîner des pertes d’emplois, notamment dans les secteurs produisant des énergies fossiles et l’automobile. A cela s’ajoute un risque d’obsolescence du capital utilisé dans les cycles de production respectifs, ce qui pourrait avoir un impact très important dans certains bassins d’emplois. Par conséquent, la question de la transition énergétique ne se pose pas seulement en termes de réduction du niveau des émissions, mais aussi en termes de politique industrielle et de compétitivité. Les financements européens doivent permettre de s’y préparer en investissant dans les nouvelles activités et les secteurs industriels en développement, et l’efficacité des dispositifs doit faire l’objet d’une évaluation rigoureuse.
La question de l’innovation et des nouvelles technologies devrait être au centre des efforts, afin de mobiliser le potentiel de créativité des acteurs de la région et leur permettre de contribuer à cette transition industrielle, à l’échelle de l’Union européenne. Il est aussi essentiel de prévoir des crédits pour accompagner cette transition, notamment en matière de formation professionnelle et de reconversion, au profit d’une partie de la population active. Le ralentissement de l’activité économique en Allemagne, pourrait accélérer cette tendance à travers une baisse des exportations des pays du V4, préalable à une restructuration des chaînes de valeur[7].
En second lieu, le renforcement de la résilience des sociétés devrait constituer un autre domaine d’intérêt pour les pays du V4, dans le contexte de la programmation budgétaire pluriannuelle de l’UE. En effet, les pays de la région ont une perception commune de l’importance croissante que prennent les menaces non conventionnelles de basse intensité dans leur environnement de sécurité. Ces menaces prennent des formes variées, opérations d’intimidation, cyberattaques, ou tentatives d’interférence dans la vie politique et les processus électoraux nationaux…. Ces opérations ont en commun de se produire sans signe avant-coureur, et de se situer à des niveaux d’intensité, se situant sous le seuil de déclenchement de l’article 5 de l’OTAN. Elles constituent un défi en termes d’organisation et de disponibilité pour les forces de sécurité des pays ciblés, mais aussi en matière de coopération et d’entrainement. Par ailleurs, depuis la crise des migrants de 2015, la question du contrôle des frontières est devenue centrale pour les pays du V4.
Comme le souligne l’étude de Višegrad Insight relative aux perspectives financières, le niveau de recherche et développement dans le domaine militaire reste très faible en Europe, et notamment dans cette région. Par conséquent, il paraît nécessaire de réorienter une partie des fonds communautaires au profit des activités de R&D dans le domaine de la défense et de renforcer les moyens de se protéger face aux menaces non conventionnelles, particulièrement dans le domaine de la cyber sécurité. Cela contribuerait à renforcer la sécurité des institutions et des infrastructures critiques des pays de la région et plus généralement la résilience des systèmes, face aux tentatives de déstabilisation.
L’exercice de programmation financière de l’UE sera un premier test de la capacité de la Commission à s’affirmer comme une autorité capable de fédérer les Etats membres et le Parlement autour d’un projet comportant des financements adaptés. Il lui faudra pour cela sortir de son rôle de gestionnaire et échapper à la dramaturgie habituelle, qui fige les lignes et conduit au conformisme. La question est cruciale au regard des impératifs du retour de la politique en Europe, qui a renouvelé les attentes des citoyens vis-à-vis de leurs dirigeants. Si la Commission prend la mesure de ces changements et démontre sa capacité à agir de façon appropriée, elle en sortira grandie. Faute de quoi elle pourrait subir une grave crise d’autorité.
[1] Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise, Gallimard 2018
[2] Ibid.
[3] Visegrad Insight, Scenarios for cohesive growth, Special edition, 3 (15) 2019
[4] Visegrad Insight, Five scenarios for 2025, Special edition, 1 (12) 2018
[5] Scenario 3 : Shotgun wedding ; Scenario 4 : Central Europe spring 2.0
[6] Natixis, l’Europe ne sait pas préparer les transitions, Flash économie n°104, 24 janvier 2019
[7] The economist, The Visegrad four: can the good run of Central Europe’s economies last? Print edition, Europe, 24/10/2019
L'original de cet article est publié en anglais sur Visegrad Insight
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