« En Ukraine, le fiasco russe du contournement de la lutte armée »
Dimitri Minic, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), explique dans un ouvrage pourquoi la guerre en Ukraine est le résultat désastreux du contournement de la lutte armée, théorisé par les élites militaires russes depuis la chute de l’URSS (1).
L’opération militaire spéciale doit être comprise dans la séquence des agressions russes contre l’Ukraine : pression non militaire de 2004 à 2014, stratégie indirecte intégrale, « guerre hybride », de 2014 à 2021, et dissuasion stratégique proactive de 2021 au 24 février 2022. Toutes ces étapes reflétaient bien la théorisation du contournement de la lutte armée, au cœur de la pensée stratégique russe post-soviétique.
Dès la chute de l’URSS, les théoriciens militaires russes ont constaté que la lutte armée pouvait reculer au second plan dans l’atteinte des objectifs politiques décisifs. Le contournement a été pensé par les théoriciens militaires dans deux directions distinctes qui ont nourri un dialogue constant. La première, c’est l’idée que les moyens et méthodes non militaires et militaires indirects occupent une place centrale dans le processus de guerre, lequel se conclut par une lutte armée finale, limitée, sélective mais décisive. La deuxième façon de penser le contournement a été l’évitement de la lutte armée interétatique grâce à ces mêmes moyens et méthodes, ce qui n’empêche pas la conduite d’une lutte armée par des tiers.
La naïveté du plan initial
Si le second volet, privilégié par les théoriciens, a connu et connaît encore aujourd’hui nombre d’applications par l’État russe, le premier volet attendait sa première application, jusqu’au déclenchement de l’opération militaire spéciale le 24 février 2022. Cette opération bénéficiait à la fois des phases précédentes d’affaiblissement de l’Ukraine mais misait aussi sur la puissance des actions indirectes pour n’être qu’un coup de bélier final visant à faire s’effondrer l’armée et l’État ukrainiens. La faiblesse des moyens militaires engagés traduit la naïveté du plan initial.
Moscou a surestimé non seulement la capacité des moyens non militaires (informationnels, cyber, économiques, diplomatiques, politiques, financiers, culturels, etc.) et militaires indirects (forces spéciales et paramilitaires, dissuasion stratégique, etc.) – les moyens du contournement – à atteindre des objectifs politiques décisifs, mais aussi sa propre capacité à les mettre en œuvre efficacement. L’opération militaire spéciale est le résultat désastreux de trente ans de théorisation de contournement de la lutte armée.
L’évaluation des élites militaires
Qu’en est-il depuis le 24 février ? La mise en œuvre et la préparation de cette opération ont été critiquées – souvent de façon indirecte – par les élites militaires. L’opportunité de conduire une action « préventive» a été questionnée, mais c’est surtout la faillite de la direction politico-militaire qui a été soulignée, notamment au niveau de la prévision et du renseignement. Pour éviter les risques d’une prévision fondée sur la « justification des présupposés » des décideurs, il faut procéder à une « veille informationnelle permanente et à une expertise », estiment les généraux Korjevski et Makhnine, respectivement chef et chercheur de l’Institut militaire (gestion de la défense nationale) de l’Académie militaire de l’état-major général (VAGCH).
La dissuasion stratégique proactive précédant l’opération militaire spéciale a aussi été évaluée : l’« élément central » n’est pas l’« intimidation par la menace de destruction », mais d’abord un « impact global » sur l’« espace cognitif » et le « comportement du leadership de l’ennemi potentiel » face aux « lignes “rouges”», explique le vice-amiral Kalganov, chef adjoint du Centre national de la gestion de la défense (NTSUO) de l’état-major général.
Une mauvaise application ?
Tout cela relèverait d’une mauvaise application du contournement : l’objectif n’est pas de « détruire autant que possible la force militaire de l’ennemi », rappellent les généraux Serjantov et Smolovy, – respectivement chef adjoint de la VAGCH et chef du Centre d’études stratégico-militaires (TSVSI) –, mais de « créer les conditions pour que son utilisation soit inefficace » et ainsi permettre d’« atteindre les objectifs politiques sans batailles militaires majeures ». Le général Korjevski et le capitaine de vaisseau Soloviov n’hésitent pas à rappeler ironiquement en introduction de leur article une citation du chef de l’état-major général Valeri Guerassimov : « Dans la guerre moderne, le vainqueur n’est pas celui qui domine, mais celui qui fait changer d’avis l’ennemi. »
Les élites militaires russes ont raison de penser que le contournement aurait pu être mieux appliqué. Reste à savoir si elles comprendront que l’échec de l’opération militaire spéciale est directement lié à la théorisation du contournement, certes fondée sur des constats objectifs comme celui des limites économiques et politiques de la Russie, mais aussi profondément imprégnée de l’irrationalité dans laquelle évoluent les élites politico-militaires russes.
> Lire la tribune sur le site de la La Croix.
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