État secret, état clandestin : une tension insoluble ?
La première qualité d’un service secret est d’être totalement invisible, de n’avoir aucune existence juridique, ni budget, ni affectation de personnel.Un tel statut est rapidement critiqué dans les démocraties, notamment en raison de scandales récurrents et de la suspicion qui plane sur les gouvernants qui sont tentés d’utiliser ces services non seulement contre les ennemis extérieurs, mais aussi contre leurs opposants internes.
Avec :
- Sébastien-Yves Laurent Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur du master de sciences politiques et de l’Institut de recherches Montesquieu.
- Julien Nocetti Chercheur associé à l’IFRI (Institut français des relations internationales) et au centre géopolitique des technologies.
Sébastien-Yves Laurent : "J'ai voulu quitter le domaine des généralités et des raccourcis pour essayer d'établir le moment qui a vu naître la modernité du renseignement, le moment où les services de renseignement deviennent des institutions permanentes de l'Etat, placés, dans le secret, auprès des pouvoirs exécutif. Ce moment, on peut le dater, dans les pays européens, de la moitié du XIXᵉ siècle (le premier service, c'est le service autrichien, en 1850) jusqu'à la création des différents services britanniques à la veille de la Première Guerre mondiale, et c'est à partir de ce moment que les services de renseignement deviennent des éléments de l'État qui n'ont plus jamais disparu."
Les services de renseignements qui n’avaient aucune existence formelle deviennent alors des services secrets, selon la formule "on sait sans savoir, on sait ce que l’on ne sait pas". Les gouvernements s’accommodent rarement de ce régime de relative transparence et ils n’ont de cesse de récréer des entités absolument secrètes. Ainsi s’instaure la dialectique de la légalisation et de la "clandestinisation", c’est-à-dire d’une sphère d’action où les gouvernants ont les mains totalement libres. Aucune démocratie n’est parvenue à ce jour à résoudre cette contradiction du secret dans un régime de transparence.
Julien Nocetti : "(En Russie ou en Chine) On a plutôt le sentiment que, du côté des populations, des opinions publiques, c'est un sujet à propos duquel il faut savoir rester à distance et que toute ouverture de débat public ne sera pas forcément l'entreprise la plus judicieuse à faire ! La guerre en Ukraine montre bien que tout citoyen qui commence à mettre son nez dans ce type d'affaires le fera à son propre péril."
Ce n’est pas l’arrivée du numérique qui va résoudre cette difficulté, tout au contraire. Car cette technique encourage la clandestinité, d’autant plus qu’elle ne connaît pas l’espace, et multiplie à l’infini les collaborateurs à recruter parfois même à leur insu. Le numérique recompose de fond en comble les capacités d’information et d’influence, les deux fonctions classiques des services de renseignements.
Julien Nocetti : "Le fait numérique a quand même permis d'élargir le champ des possibles de l'infiltration et d'esquisser ce qui a été bien documenté depuis par quantité de chercheurs, notamment américains et britanniques, sur cette part de secret, voire de continuité dans des opérations cybers, en particulier, voire aujourd'hui, de plus en plus, dans les opérations d'influence."
Sébastien-Yves Laurent : "Vincent Auriol, président sous la quatrième République, recevait régulièrement le président du Conseil (Premier ministre de l'époque), des ministres, des hauts fonctionnaires de police, des chefs militaires pour dialoguer avec eux. Mais, il avait, dans son bureau, des micros, un système d'enregistrement qui lui permettait d'enregistrer la totalité des conversations totalement à l'insu de ses interlocuteurs ! Ce qui fait qu'ensuite, à partir des années 1980, on a pu éditer le journal de Vincent Auriol."
Julien Nocetti : "Aujourd'hui, on est dans un cas de figure où quantité d'entreprises de cybersécurité, mais aussi du numérique au sens large, vont révéler publiquement le contenu de leurs recherches sur des attaques, sur des armes espions, etc. Elles vont médiatiser, de plus en plus, des opérations d'espionnage entre états qui seraient restées, du temps de la guerre froide, dans le secret."
Sébastien-Yves Laurent : "Des pays comme la Chine et la Russie ont une présence au monde qui est une présence de désinformation. Et là dedans, il y a à la fois le rôle des médias d'État, mais il y a surtout le rôle des services de renseignement. [...] On peine à comprendre parce que, pour nous, le chaos est un désordre dans lequel on ne peut pas gouverner. Or, des pays "différents" parviennent parfaitement à gouverner dans le désordre informationnel. [...] Ce qui est très intéressant, c'est que, celui qui subit ce brouillard informationnel est désorienté. En revanche, celui qui ordonne ce brouillard, qui crée la désinformation, le maîtrise parfaitement. Et lui, il a ses propres repères, il a une visibilité que l'adversaire n'a pas."
Esprit de justice propose de faire le point sur les évolutions récentes de ce vieux dilemme démocratique en compagnie de Sébastien-Yves Laurent, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur du master de sciences politiques et de l’Institut de recherche Montesquieu, auteur de État secret, État clandestin : essai sur la transparence démocratique (Gallimard, 2024), et d'un "Que sais-je ?" sur Le renseignement (PUF, 2024), et Julien Nocetti, Chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI) dont les travaux portent sur les bouleversements qu’a produit le numérique dans la diplomatie et la conflictualité, notamment en Ukraine, auteur, cette année, d'un "Repères" sur la géopolitique du numérique.
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