Gilets jaunes et RT France, une histoire d'opportunisme
Parmi les médias préférés des gilets jaunes, RT France, chaîne russe ouverte en 2017. Et ce n'est pas un hasard.
Une chose est sûre : le mouvement des gilets jaunes aura donné matière à réfléchir sur la presse et l'audiovisuel français. Sur le traitement de l'information, sur la défiance, voire la haine, que certains manifestants ressentent et expriment parfois violemment envers la majeure partie des médias et des journalistes.
Parmi ceux qui sont le moins haïs, on trouve Brut, et le journaliste Rémy Buisine, Vincent Lapierre, ce journaliste proche de Dieudonné, ou encore Russia Today France. Pendant les manifestations, les journalistes de la chaîne venue de Russie sont bien accueillis, et les vidéos, souvent en direct, de cette chaîne financée directement par le Kremlin sont largement relayées.
Entre les gilets jaunes et RT, c'est une belle histoire qui est en train de se nouer. Pour en parler, L'Express a choisi d'interroger le chercheur Maxime Audinet, chercheur au Centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales (Ifri) depuis 2018 et doctorant à l'université Paris Nanterre, dont les recherches portent sur la politique d'influence et le soft power russe.
L'EXPRESS. Comment analysez-vous le traitement du mouvement des gilets jaunes par la chaîne RT France ? Dans quelle mesure cela participe d'une stratégie générale d'influence russe ?
Maxime Audinet. Il y a un premier point à mentionner, c'est l'intérêt réciproque qu'ont les gilets jaunes et RT France à interagir.
Les différentes chaînes de RT dans le monde utilisent plusieurs vecteurs pour se légitimer et accroître leur notoriété : d'une part, embaucher des personnalités étrangères et des journalistes reconnus pour ses programmes ; d'autre part, couvrir des crises politiques à l'étranger (guerres, mouvements sociaux d'ampleur) au plus près du terrain, avec un prisme éditorial qualifié d'"alternatif "et privilégiant les aspects les plus spectaculaires de ces événements.
Le cas français est emblématique. Après avoir embauché l'animateur Frédéric Taddéï cet automne, la chaîne RT France utilise le mouvement des gilets jaunes pour s'imposer comme un acteur crédible dans le paysage médiatique français, un an après son lancement et des débuts cahoteux. De même, le site RT en français, lancé début 2015, avait couvert des mouvements d'horizons idéologiques très divers pour se faire connaître, comme la Manif pour tous et les manifestations contre la loi El Khomri.
Le cas n'est pas isolé. RT Arabic, par exemple, s'est imposée comme une chaîne d'importance au Moyen-Orient grâce à sa couverture de la guerre en Syrie. RT America s'est fait connaître à la faveur du mouvement Occupy [mouvement de protestation sociale s'élevant contre les inégalités économiques et sociales lancé en 2011] et a largement couvert des manifestations d'ampleur comme les Black Lives Matter, et a embauché Larry King, ancienne vedette CNN, en 2013. La couverture du Brexit est l'un des thèmes récurrents de RT UK, dont l'un des programmes est présenté par l'ancien Premier ministre écossais Alex Salmond. L'ancien Premier ministre socialiste Rafael Correa dispose également de sa propre émission sur RT en Español.
Pourquoi, selon vous, les gilets jaunes apprécient-ils particulièrement cette chaîne ?
D'abord, parce que par nature, RT pratique un journalisme très visuel, orienté vers le live, le direct. Ils travaillent avec une agence spécialisée dans la couverture des mouvements sociaux, Ruptly, dont le siège est à Berlin. C'est une de leurs spécificités éditoriales : ils envoient leurs journalistes au coeur des manifestations (on a beaucoup parlé des casques des journalistes de RT durant les actes des Gilets jaunes) afin de filmer les aspects les plus sensationnels des événements.
Les gilets jaunes semblent de leur côté apprécier un média comme RT, non seulement parce que la chaîne prend vraisemblablement parti pour le mouvement - des représentants des GJ sont régulièrement invités en plateau -, mais aussi parce qu'ils ont compris que les contenus de RT sont principalement diffusés via Facebook, qui est aussi leur canal de communication privilégié. Il y a de ce point de vue une convergence d'intérêts, opportunistes autant que politiques, entre ces deux acteurs.
Comment explique-t-on que RT réussisse à s'imposer là où les autres médias traditionnels échouent ?
RT parvient très habilement à capitaliser sur les critiques qui lui sont faites. C'est un "retour de boomerang" pour le pouvoir, qui a beaucoup critiqué ces médias d'État russe pendant la campagne présidentielle et même après, instituant ainsi une forme d'opposition binaire et frontale qui bénéficie aujourd'hui à RT.
Dans un contexte de défiance vis-à-vis des médias traditionnels, qui sont associés aux élites politiques et économiques, RT parvient à tirer son épingle du jeu en cultivant cette posture auprès des opposants au gouvernement. On est vraisemblablement dans une relation de type "Les ennemis de mes ennemis sont mes amis", ce que sait parfaitement la rédaction en chef, à Moscou.
Quel est l'intérêt pour la Russie d'une telle couverture de tels mouvements sociaux ?
L'influence russe ne relève pas d'un soft power classique, c'est-à-dire que la Russie ne cherche pas à renforcer son attractivité en se présentant sous un angle positif. C'est ce que faisait RT au début, en 2005, avant d'abandonner cette approche en 2008, au moment de la guerre russo-géorgienne, pour adopter cette ligne "alternative" et "anti-mainstream".
L'objectif des médias russes internationaux, qui rejoignent sur ce point l'un des axes de la politique étrangère russe, est donc davantage de relativiser les fondements normatifs des démocraties libérales occidentales et la puissance d'attraction de leur modèle social. Placer une loupe sur ces mouvements permet de théâtraliser les fractures sociales et d'exemplifier les faiblesses des sociétés occidentales.
Et ce, alors même qu'en Russie, ce type de mouvement serait tout bonnement impossible...
Mais ça n'est pas leur problème. Ces médias n'ont pas l'intention d'être une voix de la Russie à proprement parler ni un transcripteur zélé du discours officiel. Ils savent que cela n'aurait qu'un effet très marginal, voir nul, en particulier auprès des audiences occidentales.
Lire l'intégralité de l'interview sur l'Express.
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