Guerre en Ukraine : « Moscou a vu une opportunité d'affaiblir l'Occident »
Groupe Ebra: Comment décririez-vous l’impact de l’invasion russe en Ukraine sur les relations internationales en 2022 ?
La dynamique des alliances et des partenariats n’a pas connu un renversement radical en faveur de la Russie : les « alliés » de la Russie sont soit des soutiens indirects et prudents soit des États marginalisés. Au mieux, la guerre en Ukraine a confirmé des évolutions déjà à l’œuvre. C’est surtout la déconnexion profonde entre la Russie et l’Occident depuis le 24 février qui doit être soulignée. Enfin, cette guerre a plutôt recrédibilisé la capacité de l’Occident à s’unir et à agir avec efficacité et solidarité. En outre, cette guerre a fait la démonstration de la domination économique et financière de l’Occident (et non de sa faiblesse), par l’effet des sanctions sur la Russie et la réticence des acteurs non-occidentaux à offrir une véritable aide à Moscou. Cette démonstration pourrait en revanche se retourner tôt ou tard contre l’Occident.
On remarque par exemple que si les pays occidentaux condamnent cette agression, d’autres pays majeurs ne le font pas…
Oui, mais cette relative solidarité entre la Russie et ces pays ne prend pas forme dans la réalité. Il n’y a pas eu d’élan de solidarité réel, sacrificiel de la part de ces pays, même si une partie d’entre eux nourrissent le même sentiment anti-occidental aveuglant que Moscou à l’égard de l’Occident. Ceux qui font l’expérience de la protection russe devraient en revenir car le Kremlin n'est pas intéressé par l’amélioration de l’efficacité économique et de la gouvernance de ces pays, mais par le fait d’en chasser l’Occident, de les piller et d’étendre l’influence politique de la Russie.
La survenance de ce conflit semble avoir surpris de très nombreux observateurs et stratèges occidentaux (sauf peut-être le renseignement américain), comment l’explique-t-on alors que les Ukrainiens se disaient en guerre depuis 2014 ?
Tout l’enjeu n’était pas d’analyser la réalité des relations internationales, mais d’essayer de savoir comment les élites politico-militaires russes en percevaient les évolutions. Or, les sources montrent que Moscou a perçu l’année 2021 comme un tournant à la fois négatif (pour le scénario ukrainien de Moscou et la sécurité de la Russie) et positif et exploitable (affaiblissement de l’Occident et sentiment de surpuissance). L’année 2021 a donc été perçue comme le kairos, comme une urgence et une opportunité historique de soumettre l’Ukraine et de défier, de décrédibiliser et d’affaiblir l’Occident, de renverser le prétendu ordre unipolaire dirigé par les États-Unis et leurs « laquais » européens, de l’« ordre fondé sur des règles » comme dira Dmitrij Medvedev. C’est probablement ainsi qu’il faut analyser le fameux ultimatum de décembre 2021.
Pourquoi les Etats-Unis –la visite récente de Zelensky à Washington le confirme- constituent le principal soutien à Kiev loin devant les Européens, pourtant les premiers concernés avec ce conflit sur leur continent ?
Car les États-Unis doivent tenir leur position de puissance motrice (et non dominatrice) de la communauté euro-atlantique, en tant que membre le plus puissant, crédible et unificateur non pas seulement pour défendre les architectures de sécurité européenne et internationale, mais aussi pour défendre les valeurs et les principes qui sous-tendent ces structures. Les États-Unis ont certes été une puissance motrice dans la solidarité occidentale, mais l’Union européenne a aussi pris conscience de son importance et de ses responsabilités.
Quelle est la stratégie de Moscou ? Reconstituer une partie de son empire soviétique ? On voit que tous les pays ex de l’Est font front commun contre la Russie, le monde a changé. N’est-ce pas risqué pour la Russie, cette forme de fuite en avant ?
La stratégie de Moscou est, dès la dislocation de l’URSS, de reconstituer son ancien empire, sous une forme acceptable pour l’époque, via des structures de coopération régionales et la dépendance économique, technique et sécuritaire. L’espace post-soviétique était désigné comme la zone d’intérêt vital russe, notamment la Biélorussie, l’Ukraine et le Kazakhstan. Cette mentalité coloniale que la Russie poutinienne a prorogée est couplée à une obsession traditionnelle envers l’Occident, à la fois négative (ce dernier chercherait à détruire la Russie) et « positive » : la Russie se voit comme le sauveur et le protecteur d’une Europe jugée décadente et faible. Moscou croit avoir des droits à gouverner l’Europe, qui est restée le cœur de la politique russe. Ainsi, Washington et l’OTAN sont vus par le Kremlin comme des obstacles.
Sur la guerre proprement dite, on observe une certaine stabilisation du front à l’Est, des attaques sporadiques sur Kyiv et d’autres grandes villes, sur le réseau électrique par exemple. Se dirige-t-on vers un enlisement de cette guerre, ou Moscou a encore les moyens de lancer une seconde offensive, comme le prédisent certains experts militaires ?
Le front est aujourd’hui plus ou moins stable mais cela n’arrange que la Russie, qui a besoin de temps. L’Ukraine doit agir vite et empêcher l’armée russe de se régénérer ; Moscou le sait et fait tout pour ralentir ces offensives imminentes, en frappant les infrastructures énergétiques de l’Ukraine et en faisant diversion à l’aide de la Biélorussie pour faire croire à une attaque prochaine sur Kyiv. Le gel favoriserait la reprise de manœuvres offensives ukrainiennes, dont on pense que le principal coup portera au sud de l’oblast de Zaporizha, afin de prendre Melitopol et d’atteindre le nord de la Crimée. Cela enfermerait les troupes russes à Kherson d’une part, et mettrait la Crimée à portée d’artillerie d’autre part. La possible victoire russe à Bakhmout ne sera pas décisive, tandis qu’une manœuvre ukrainienne réussie à Zaporizha ou sur la ligne Svatove-Kremnina au nord de Loughansk serait catastrophique pour l’armée russe.
Le discours d’Emmanuel Macron a été vivement critiqué à Kyiv. On sent que la position française, contrairement à celle d’autres Européens, est davantage orientée vers un cessez-le-feu, voire des négociations. Est-ce réaliste ? Ou cette option est-elle encore un mirage ?
Ce positionnement suscite plusieurs réflexions. Premièrement, accorder des garanties de sécurité à la Russie, c’est donner du crédit aux croyances obsidionales antioccidentales enracinées dans ce pays, et qui sont à l’origine du malheur des Ukrainiens et des Russes eux-mêmes. Deuxièmement, faire des gestes rassurants vers la Russie est « piégeux ».
Quoi que fasse l’Occident, le Kremlin y voit un défi : s’il se montre conciliant, Moscou y décèle soit de la faiblesse à exploiter, soit une tromperie cynique cachant de sombres desseins ; s’il se montre ferme, la Russie y voit une confirmation de l’hostilité congénitale des Occidentaux envers la Russie et/ou un signe que le Kremlin doit s’assagir le temps que l’orage passe.
Troisièmement, cela revient à accorder une légitimité aux engagements du Kremlin, sans conditionner de telles garanties à un changement de régime et d’élites en Russie.
> Interview réalisée par le Groupe Ebra et parue dans Le Progrès, Le Dauphiné et L'Est Républicain.
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