Guerre en Ukraine : "Poutine ne gagnerait pas grand-chose à mener une attaque chimique"
Près d'un mois après le début de l'offensive russe en Ukraine, le renseignement américain affirme que Moscou prépare des attaques chimiques et bactériologiques. Chercheur spécialisé en armement à l’Institut français de relations internationales (IFRI), Léo Péria répond aux questions de « Marianne ».
Vladimir Poutine ira-t-il encore plus loin ? Alors que les forces russes font face à une armée ukrainienne qui résiste depuis près d'un mois, Joe Biden a affirmé ce lundi 22 mars que le Kremlin envisageait d'utiliser des armes chimiques ou biologiques. S'il est difficile d'authentifier cette volonté, Léo Péria, chercheur à l'Institut français de relations internationales (IFRI) et spécialiste en armement estime qu'une telle attaque en Ukraine ne serait pas dans l'intérêt de la Russie. Pour y voir plus clair, Marianne lui a posé quelques questions.
Qu’est-ce que c’est qu’une arme chimique ? Quels sont ses risques pour les populations ?
C’est une substance chimique toxique et néfaste au contact de la peau et des muqueuses – notamment des voies respiratoires. Cela comprend une grande variété de produits, je les range dans deux grandes catégories : les armes chimiques « simples », soit des substances utilisables immédiatement et les armes chimiques « complexes », qui sont le mélange de plusieurs substances pour obtenir une réaction chimique.
L’usage massif d’armes chimiques est apparu lors de la Première Guerre mondiale. À l’époque, il s’agissait plutôt de gaz industriels. Pendant la Guerre froide, les techniques ont évolué et des substances plus difficiles à produire, plus chères et potentiellement moins adaptées à un usage massif comme le Novitchok sont apparues.
Il y a deux types de conséquences sur la santé : les gaz innervants neurotoxiques (tels que le novitchok, le sarin et le tabun) s’attaquent aux jonctions nerveuses entre le cerveau et les organes et peuvent engendrer des paralysies, tandis que les gaz irritants (comme le chlore et le gaz moutarde) s’attaquent aux muqueuses des poumons et asphyxient la personne. Les gaz innervants sont généralement plus létaux. Mais de manière générale, l’arme chimique blesse plus qu’elle ne tue par rapport à d’autres types d’armes. Les bilans de l’attaque en Syrie de 2013 ont montré que sur 10 000 victimes potentielles au total, 2 000 sont mortes.
Peuvent-elles avoir des conséquences sur les soldats russes ?
Un gaz lâché en plein air n’a pas forcément beaucoup d’effets. En revanche, en milieu clos, de nombreux dégâts peuvent être engendrés car le gaz a tendance à stagner et se concentrer là où il n’y a pas de vent. Une attaque chimique menée par les soldats russes peut en effet avoir des conséquences sur ces derniers s’ils ne sont pas bien équipés et entraînés. L’armée russe dispose de chars et véhicules blindés hérités des années soviétiques censés être pressurisés, mais il est difficile de savoir dans quel état se trouvent ces systèmes.
Quel est l’arsenal chimique russe ?
Il est très difficile de savoir officiellement ce dont la Russie dispose d’autant qu’elle affirme les avoir toutes détruites. Le moins qu’on puisse dire c’est que Sergueï Skripal et Alexey Navalny ne se sont pas empoisonnés seuls au novitchok. Par ailleurs, quand vous voyez que l’État islamique est parvenu à faire des attaques au chlore, vous comprenez à quel point il peut être simple de fabriquer des armes chimiques primitives…
Ce qu'il s'est passé en Syrie en 2013 pourrait-il se reproduire en Ukraine ?
Il faut savoir que les armes chimiques sont aujourd’hui officiellement interdites par la Convention sur l'interdiction des armes chimique (CIAC) de 1992. Il est pourtant difficile d’affirmer que personne n’en dispose vraiment. En 2010, quelques pays dont l'Albanie, les États-Unis, la Russie et l’Inde avaient déclaré détenir des armes chimiques. Ce sont des substances potentiellement très faciles à fabriquer et certains en possèdent sans l’avoir déclaré. C’est le cas de la Syrie où le massacre de la Ghouta au gaz sarin a été perpétré le 21 août 2013.
Mais il faut différencier les évènements passés en Syrie de ce qu’il pourrait se passer en Ukraine. Le climat n’était pas le même en Syrie – où il faisait chaud et sec – qu’en Ukraine actuellement puisque la neige fond et l'air est humide. Or, l’humidité a tendance à limiter la propagation du gaz (c’est d’ailleurs pour cela qu’il est conseillé aux personnes recevant du gaz lacrymogène de se mouiller les yeux) : la météo n'y est donc pas propice. Ensuite, les cibles en Syrie étaient localisées : plusieurs quartiers opposant une forte résistance aux forces du régime. Il faudrait donc que les soldats russes visent une cible précise et fermée pour obtenir les effets escomptés.
Certains spécialistes estiment qu’il ne serait pas étonnant que la Russie utilise la stratégie de manipulation rodée en Syrie reposant sur une dialectique d’alerte et de dénonciation avant l’emploi.
La rhétorique russe selon laquelle l’Ukraine possède des laboratoires chimiques sponsorisés par l’OTAN est apparue très vite après le début de la guerre. L’objectif premier de cette déclaration est de continuer à légitimer l’offensive puisqu’elle ne repose pas sur grand-chose de concret. Le risque est néanmoins que l’armée russe se trouve dans une vraie situation de blocage tactique, est qu’elle soit donc tentée de recourir à une arme « disruptive ».
Mais il faut se rendre compte qu’une attaque chimique russe en Ukraine aurait des limites, si elle était menée aujourd’hui : le climat n’y est pas favorable, les soldats doivent être entraînés et équipés pour aller dans une zone contaminée, ce qui ne semble pas apparaître jusqu'à aujourd'hui, et cela n’a aucun intérêt de lancer du gaz à l’extérieur ou sur le front car il s’évaporera vite et aura un effet limité.
En étant créatif, on peut envisager que les Russes infiltrent l’armée ukrainienne fassent un bombardement chimique visant l’armée russe pour justifier leur intervention chimique : c’est la stratégie du « false flag ».
Quelle est la fiabilité du renseignement américain – avant la guerre, on disait que les Américains cherchaient à faire peur prédisant que la Russie préparait une invasion de l’Ukraine, or cela s’est avéré. Que penser de cette alerte d’attaque chimique russe ?
Ce n’est pas le renseignement américain qui a parlé en premier des risques d’attaques chimiques, mais les Russes la semaine dernière lorsqu’ils ont affirmé que des laboratoires ukrainiens effectuaient des recherches militaires sur des armes chimiques avec l’aide de l’OTAN. Si aujourd’hui, les services secrets américains affirment que la Russie prépare une attaque chimique ou bactériologique, il me semble que c’est en réaction à ces propos.
La comparaison avec les déclarations américaines d’avant la guerre n’est pas forcément pertinente car celles-ci étaient beaucoup plus précises. Si une attaque chimique se préparait réellement, on pourrait sans doute en détecter des indices par voie aérienne, l’envoi de troupes protégées et de camions de décontamination. Or, ce ne sont pas des éléments flagrants dans les remontées quotidiennes du terrain. Il faut cependant toujours rester vigilant car des équipements peuvent être dissimulés dans d’autres véhicules et la saturation informationnelle peut altérer notre perception de ces détails.
Que pourrait gagner Poutine en menant des attaques chimiques ?
Selon moi pas grand-chose… Je me demande ce qu’il pourrait faire de mieux tactiquement et politiquement avec des munitions spéciales comparé à ce qui est déjà employé. Le problème c’est que la perception qu’a Vladimir Poutine de ses intérêts est différente de la nôtre. Il est difficile de comprendre pourquoi la Russie, dont la démographie décline, s’est engagée dans la guerre…
Je ne pense pas que Poutine utilise une arme chimique à assez grande échelle. Il pourrait plutôt concentrer son artillerie conventionnelle, pilonner une zone pour pouvoir avancer plus rapidement. Si l’objectif russe est de conquérir ou d’annexer des parties de l’Ukraine, je ne suis pas sûr que frapper des villes assiégées avec des armes chimiques aux effets abominables soit le meilleur moyen d’éviter une résistance prolongée de la population ukrainienne qui est déjà vive.
L’emploi d’armes chimiques par la Russie constitue-t-il une ligne rouge à ne pas dépasser ? Comment les Occidentaux pourraient-ils riposter ?
Si les Russes utilisent l’arme chimique, je ne suis pas sûr que les Occidentaux s’engageraient pour autant dans un conflit qui pourrait devenir nucléaire, ce n'est pas dans leur intérêt. Néanmoins, une ligne rouge morale serait franchie : et si, par malheur, le conflit prenait de l’ampleur, le fait que la Russie les utilise désinhiberait durablement leur usage à travers le monde, y compris si ce conflit s’élargissait en Europe. Cela entraînera aussi de fait la caducité des traités contre les armes chimiques.
> Lire l'interview sur le site de Marianne.
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