Guerre Hamas-Israël : les enjeux plus forts que les moyens militaires ?
Les forces mécaniques s'équilibrent jusqu'à ce que l'un des adversaires cède - ou non - à la puissance de l'autre. La guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza appartient à une autre catégorie de conflits, dits « asymétriques ». Sur le papier, l'un des protagonistes est beaucoup plus puissant que l'autre. Il possède une capacité létale sans commune mesure avec celle de son adversaire, dispose d'armes - avions, artillerie, navire, blindés - et de moyens d'information - satellites, interceptions... - inaccessibles à l'autre.
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Dans le conflit en cours depuis le 7 octobre à Gaza, le rouleau compresseur israélien n'est toujours pas venu à bout du Hamas. Et les buts de guerre ne sont pas atteints. Des dizaines d'otages sont toujours aux mains des terroristes, tandis que d'autres conflits sont en cours dans la zone, sur un mode moins paroxystique et néanmoins meurtrier, autour de la frontière israélo-libanaise, en Cisjordanie, avec la Syrie.
« Généraux plasma »
Israël, c'est le costaud du Moyen-Orient : grosses armées, armes nucléaires, budget massif, technologie de pointe, appui militaire indéfectible d'alliés puissants, renseignement considéré comme l'un des tout meilleurs au monde - jusqu'au 7 octobre dernier, le jour où l'État hébreu s'est fait surprendre. Et ce n'est pas la première fois.
En 2006, le Hezbollah libanais avait bien failli lui faire mordre la poussière, lors d'une guerre mémorable. Israël a alors eu bien du mal à résister aux attaques venues du nord. À l'époque, se souvient cet officier français connaissant bien Israël et ses armées, « les Israéliens avaient fustigé les "généraux plasma", ces officiers qui restaient devant leurs écrans d'ordinateurs et n'allaient plus sur le terrain ».
Que s'est-il passé le 7 octobre, selon lui ? « Pourquoi n'ont-ils rien vu venir ? Je ne comprends pas... Des drones qui lancent des grenades sur des tours d'interception, ce n'est rien, ce sont des armes de pauvres, qui ont complètement désorganisé une armée technologique. Au sens militaire du terme, le faible ne gagne pas contre le fort. Mais il est vainqueur aux sens psychologique et politique. Le 7 octobre, le Hamas a défait les accords d'Abraham au prix de mille morts ? Ses militants sont des martyrs victorieux. À chaque fois que le fort subit un échec, le faible en tire des avantages politiques considérables. »
« Impensé stratégique »
Le fort et sa puissance n'ont donc pas dissuadé le faible de l'attaquer. Le terrorisme, les attaques contre les civils, les assassinats, délibérés et médiatisés de vieillards et d'enfants, ce sont aussi des armes de guerre. Et le Hamas, l'adversaire le moins puissant en termes militaires, n'en a pas moins été capable d'infliger des coups insupportables.
Marc Hecker, chercheur à l'Institut français des relations internationales et coauteur, avec Élie Tenenbaum, du très remarqué La Guerre de vingt ans. Djihadisme et contre-terrorisme au XXIe siècle (Robert Laffont, 2022), avance une explication :
« Dans les cercles sécuritaires et politiques israéliens, le mode opératoire du Hamas n'avait pas été envisagé. L'enveloppe de Gaza était censée être hermétique. Les roquettes et obus devaient être interceptés par Iron Dome [le Dôme de fer, un système de défense aérienne mobile israélien, NDLR] et le mur autour de l'enclave avait été prolongé en sous-sol pour empêcher les infiltrations par des tunnels. La capacité des terroristes à réaliser des brèches dans le mur et la clôture et à s'infiltrer par voie terrestre était un impensé stratégique. ».
« C'est très difficile à expliquer, sinon par une nette sous-estimation du Hamas, poursuit Marc Hecker. Dans le discours sécuritaire israélien, avant le 7 octobre, le Hamas était présenté comme une menace bien moindre que le Hezbollah libanais. » Quand on évoque ces conflits dont les protagonistes sont de force inégale, on parle souvent de guerre « asymétrique ». Mais encore ?
« Guérilla sous stéroïdes »
Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue spécialisée DSI, et directeur de recherche au Centre d'analyse et de prévision des risques internationaux, réfute cette différence entre des guerres qui seraient « symétriques » et d'autres qui ne le seraient pas. Il considère que toutes les guerres sont asymétriques, « quel que soit le conflit ».
Selon lui, il est plus pertinent d'opposer deux autres notions. « D'une part, la guerre régulière, pas seulement réglée par le droit international humanitaire et celui des conflits armés mais aussi par le fait qu'elle répond à un certain nombre de normes militaires. Et d'autre part, des guerres irrégulières, qui font moins référence à des capacités qu'à des modes d'action. Les armées d'Israël, des États-Unis ou de l'Ukraine sont des armées régulières. Quant au Hamas, aux Tigres tamouls ou à Daech, ce sont des irréguliers. Ils souhaitent que leur groupe devienne un État. Quand on parle de guerre irrégulière, on évoque trois sous-modes d'action principaux : le terrorisme, la guérilla et l'insurrection. ».
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« Asymétrie des volontés »
Marc Hecker ne rejette pas la notion de guerre asymétrique mais fait moins porter son analyse sur les moyens militaires au sens propre que sur « l'asymétrie des volontés, incontournable quand on analyse les guerres asymétriques ».
« Souvent, l'enjeu de la guerre est plus important pour le faible que pour le fort. Surtout quand ce dernier combat à des milliers de kilomètres de chez lui, détaille le chercheur. En cas de défaite, il ne perdra ni son État, ni sa souveraineté. Alors que pour le faible, c'est vital. On dit habituellement que le faible mène une guerre totale, quand le fort est engagé dans une guerre limitée. En Afghanistan, par exemple, il y avait une asymétrie des volontés entre les Américains et les talibans. »
Cette idée ne serait pourtant pas pertinente dans le cas de la guerre Israël-Hamas car, selon Marc Hecker, « des deux côtés, les enjeux sont extrêmement élevés. Le Hamas est dans une guerre totale mais du point de vue des Israéliens, il s'agit aussi d'une guerre vitale, existentielle ». À ses yeux, une étude publiée dans les années 1970 par le chercheur Andrew Mack, après la guerre du Vietnam et titrée Pourquoi les grandes nations perdent les petites guerres, conserve toute sa pertinence.
« D'un côté, vous avez des chars, des avions et des technologies modernes. Celui qui n'en dispose pas comprend qu'il doit éviter un choc frontal, sinon il sera battu, résume le spécialiste. Il doit donc utiliser des moyens indirects pour attaquer l'adversaire ou bien trouver des moments où temporairement, au niveau tactique, il pourra bénéficier de l'effet de surprise. Des répétitions d'embuscade, par exemple, peuvent user l'adversaire. »
« Le faible opère en mode guérilla et se fond dans le paysage et dans les populations tandis que le fort connaît généralement mal le milieu adverse et sa culture, poursuit le chercheur. Le renseignement est primordial pour distinguer les insurgés du reste de la population. On a vu, en Afghanistan et en Irak, à quel point les Américains ont rencontré des difficultés pour maîtriser ces aspects : le fossé culturel entre les militaires et la population n'a pas pu être comblé. »
« Ressenti viscéral »
En matière militaire, il n'est guère raisonnable de pratiquer la divination. Une seule chose est sûre : même après un premier accord sur les otages, la guerre n'est pas terminée pour autant. Israël a promis au Hamas de le faire disparaître purement et simplement, tout comme ce dernier jure de rayer l'État hébreu de la carte du monde. Marc Hecker n'est dès lors pas étonné que les mots des protagonistes aillent très loin.
« Certains observateurs reprochent parfois aux Israéliens de faire de la communication en liant l'attaque du Hamas aux pogroms ou à la Shoah, et les terroristes aux Einsatzgruppen [les unités mobiles d'extermination du 3e Reich, NDLR]. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une stratégie de communication mais d'un ressenti viscéral d'une partie de la population ainsi que des élites politiques et militaires », explique-t-il.
« Quand vous pensez que vous êtes face à des nazis qui veulent vous exterminer, la réponse, c'est la guerre totale, analyse encore Marc Hecker. Nous nous trouvons face à un choc des mémoires collectives, la Shoah pour les Israéliens, la Nakba pour les Palestiniens [« catastrophe » en arabe, le déplacement forcé de 700 000 Palestiniens à la création de l'État d'Israël en 1948, NDLR]. Les enjeux sont montés à un niveau très élevé. » Et si la « solution » militaire n'en était pas une ?
> Lire l'intégralité de l'article dans Le Point
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