La pandémie de Covid-19 test de l'efficacité ou de la dignité
« Toute force s'épuise ; la faculté de conduire l'Histoire n'est pas une propriété perpétuelle. L'Europe, qui l'a héritée de l'Asie, il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours. »1 Bien connue, cette prophétie d'Ernest Lavisse (1842-1922) trouve un nouvel écho avec la crise aiguë que nous traversons actuellement.
L'enjeu principal réside autant dans le passage de relais entre l'Europe et l'Asie que dans la capacité de conserver « la faculté de conduire l'Histoire ». Cette dernière est aujourd'hui testée par la Covid-19, crise sanitaire dans ses causes et technologique dans ses effets. Cette pandémie a provoqué un court-circuit durable de la mondialisation avec un confinement, décidé par les autorités publiques sous pression du corps médical, de plus de quatre milliards d'individus qui n'ont jamais été aussi connectés.
Deux caractéristiques essentielles singularisent cette crise techno-sanitaire. La première concerne le décalage entre le nombre de victimes, en comparaison d'épisodes démographiques antérieurs, et l'amplitude des mesures prises. La seconde a trait au décalage entre la matérialité des moyens nécessaires pour la juguler sur le plan sanitaire (lits d'hôpitaux, masques, tests, etc.) et l'immatérialité des moyens mobilisés pour la traverser sur le plan politique (canaux de communication, réseaux médiatiques, solutions numériques, etc.). Cette crise s'inscrit dans des cycles, déjà enclenchés, de coopération, de compétition et de confrontation cognitive, c'est-à-dire de mobilisation, d'orientation et de contrôle des cerveaux avec, pour finalité ultime, d'imposer des modèles de gouvernement et de comportement.
La globalisation correspond fondamentalement à la diffusion extrêmement rapide des technologies de l'information et de la communication (TIC) qui innervent désormais toutes les activités humaines. Dès lors, l'enjeu principal consiste à voir si elles épuisent ou, au contraire, ravivent « la force de gouverner »2, qui en implique une maîtrise dont peu d'acteurs sont capables. Les réponses à cette question se formulent très différemment selon les régions, les États ou les organisations, laissant entrevoir des turbulences à venir. En drainant des flux exponentiels de données, les plates-formes numériques contribuent directement aux redistributions de puissances actuellement à l'œuvre.
En 1996, John Perry Barlow (1947-2018) publiait une Déclaration d'indépendance du cyberespace : « Nous devons déclarer nos personnalités virtuelles exemptes de votre souveraineté, même lorsque nous continuons à accepter votre loi pour ce qui est de notre corps », écrivait-il en s'adressant aux États. Son espérance d'assister à l'apparition d'une « civilisation de l'esprit dans le cyberespace », plus humaine et plus juste que celle issue des gouvernements, s'est pour l'heure éteinte. Vecteurs d'efficacité, de contrôle et d'individualisation extrême, ces technologies entraînent un glissement vers un capitalisme de surveillance dans le cadre d'une confrontation sino-américaine désormais multiforme. Ce faisant, la Covid-19 interroge la capacité de gouverner des entités souveraines en les confrontant au vieux dilemme entre efficacité et dignité.
Dans Tout empire périra, Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994) rappelait qu'« au moment du danger collectif, l'efficacité apparaît comme plus prestigieuse que le système de la dignité », avant d'ajouter que cette dernière restait la plus forte aspiration de l'homme qui « ne se veut pas membre d'un troupeau, mais personnalité reconnue et responsable »3. Comment exprimer cette aspiration dans un monde mis en données ? Les contraintes sanitaires, aujourd'hui, et environnementales, demain, obligent à repenser notre condition technologique dans l'urgence. Sans doute convient-il de le faire en partant non de l'individu, comme nous y invite l'organisation économique, mais de la personne. Si nos outils technologiques sont des prolongements de nos sens, ils sont autant de systèmes clos les uns aux autres. Cette crise nous rappelle que nos sens personnels ne sont pas, eux, des systèmes clos.
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