« La poussée de l’AfD est une tache au bilan de la chancelière »
Chercheur spécialiste des relations franco-allemandes à l’Ifri, Hans Stark décrypte la situation politique allemande.
LE FIGARO. - Pourquoi la crise en Thuringe a-t-elle scellé le destin d’Annegret Kramp-Karrenbauer, la dauphine de la chancelière ?
Hans STARK. - AKK était contestée au sein de la CDU. Elle est entrée au gouvernement au poste de ministre de la Défense pour se rapprocher des cercles de décision, mais n’a pas réussi à s’imposer sur les questions politiques. Angela Merkel est restée la vraie patronne. La Thuringe a été la crise de trop. Une cabale était en préparation entre les branches locales de la CDU et les libéraux du FDP, qui voulaient faire battre le ministre-président sortant de gauche grâce aux voix de l’AfD. AKK a jugé cela inacceptable, mais n’a pas réussi à faire rentrer dans le rang la CDU de Thuringe qui lui a tenu tête. Il a fallu attendre que Merkel intervienne depuis l’Afrique du Sud, pour que la CDU locale baisse les bras et que le ministre président élu démissionne.
Est-ce un signe du ras-le-bol de la stratégie centriste de Merkel ?
Il y a un ras-le-bol de Merkel en Allemagne de l’Est, même si force est de constater qu’elle y est encore écoutée. En ex-RDA, il existe un profond malaise lié à la façon dont s’est faite la réunification. La Thuringe, un petit Land de 2 millions d’habitants, se sent capable de tenir tête à Berlin. Aussi radical que soit le chef local de l’AfD, Björn Hocke, beaucoup de gens en Thuringe jugent que les responsables de l’AfD sont convenables, d’autant que certains d’entre eux sont issus de la CDU. Mais pour les Allemands de l’Ouest, il est impensable qu’un pays marqué par l’histoire, comme l’a été l’Allemagne, fasse ainsi abstraction du passé.
La CDU a-t-elle un besoin de clarification vis-à-vis de l’AfD ?
Il y a une ligne à consolider face à l’AfD. Certains au sein de la Werte Union, l’aile droite du parti, militent ouvertement pour un rapprochement avec l’AfD. Certains jugent que Merkel a ouvert un boulevard à sa droite en faisant de la CDU un « SPD light », avec l’abandon du service militaire, l’adoption du mariage pour tous et sa politique migratoire. C’est la ligne incarnée par Friedrich Merz, qui se démarque de l’AfD tout en conservant une certaine ambiguïté. Pour Markus Söder, patron de la CSU bavaroise, le danger vient des Verts et il faut tracer une ligne rouge vif devant l’AfD. Toute la complexité est de satisfaire à la fois les milieux conservateurs traditionnels de la CDU sans perdre de voix au centre. Dans le passé, la CDU a toujours su intégrer des groupes très nationalistes, pour contrer l’extrême droite.
L’extrême droite est-elle une menace réelle pour la démocratie allemande ?
L’extrême droite en Allemagne présente une menace pour le système démocratique. Elle ne s’est pas déradicalisée ou dédiabolisée comme d’autres courants populistes en Europe, à l’instar du RN. L’AfD possède dans son idéologie des éléments clairement issus du mouvement völkisch (courant antisémite et fondateur du nazisme, NDLR). Elle se rapproche de l’extrême droite dure, s’attaque aux fondements républicains et à l’ordre constitutionnel. Le contexte n’est pas celui de la République de Weimar, d’une humiliation de la nation et d’un effondrement de l’économie avec un chômage de masse. L’AfD n’est pas près de prendre le pouvoir. Mais il est évident que le retour en force de l’ex trême droite restera comme une tache sur le bilan de Merkel, qui lui a ouvert l’espace. Pourtant sa politique migratoire a aussi montré un nouveau visage de l’Allemagne, de tolérance et d’humanité. Avec son passé, elle ne pouvait pas se comporter comme la Hongrie. Qu’aurait-on dit alors ?
Les chances de la CDU de conserver le pouvoir après 2021 sont-elles menacées ?
L’avenir dépend beaucoup de la façon dont la succession d’AKK sera gérée. Si le parti continue de se déchirer autour d’un chef à l’autorité contestée, il peut y avoir un effet d’effondrement. Il peut se produire la même chose qu’avec la droite en France. Les Verts ne sont plus qu’à 4 points derrière la CDU et pourraient en profiter pour lui ravir la Chancellerie. La CDU cherchera probablement à temporiser la succession de Merkel en raison de la présidence allemande de l’UE qui débute le 1er juillet. Si Friedrich Merz l’emporte, ce sera compliqué. Il n’exerce aucun mandat politique et peinera à imposer son autorité. Sa rivalité avec Merkel pourrait déclencher un conflit ouvert avec la Chancellerie et une véritable crise politique, qui pousserait Merkel à poser la question de confiance et à des élections anticipées. Si Armin Laschet l’emporte il sera à la fois ministre-président du Land le plus peuplé du pays avec la plus importante fédération CDU et patron du parti ce qui lui donnera une autorité. Mais il aura du mal à incarner une véritable rupture.
« Pour les Allemands de l'Ouest, il est impensable qu'un pays marqué par l’histoire, comme l’a été l'Allemagne, fasse ainsi abstraction du passé », explique Hans Stark.
Les prétendants à la succession exercent leur devoir d’inventaire. La gestion prudente de Merkel, son refus d’afficher de grandes visions stratégiques, notamment sur l’Europe, ont-ils été une chance ou un handicap ?
Les deux à la fois. Le système allemand n’est pas horizontal. C’est un pays complexe, notamment avec sa structure fédérale et le poids des Länder dans lequel il faut une recherche permanente de consensus. L’Allemagne ne veut pas d’un dirigeant tout-puissant qui agit seul. Cela se traduit par des lenteurs. Au moment du discours sur l’Europe d’Emmanuel Macron à la Sorbonne, Merkel était sonnée par l’entrée au Bundestag de 92 députés AfD. Elle n’a pas su mener la discussion, ni engager de dialogue ou formuler une contre-proposition allemande sur la construction européenne. Elle a donné l’impression de laisser Macron seul sur ce terrain. En la critiquant à ce sujet, en reprenant les idées d’un budget de la zone euro et d’un ministre européen des Finances, Laschet est prêt à franchir les lignes rouges de l’Allemagne et à s’aliéner la droite du parti.
D’un point de vue économique, on a l’impression d’un essoufflement même si l’Allemagne reste en bonne santé...
On ne pourra rien reprocher à Merkel à ce sujet. Avec elle, l’Allemagne a connu dix ans de prospérité et un recul sans précédent du chômage, même si les inégalités et la précarité se sont creusées. Les analyses françaises sur un essoufflement du modèle allemand ne sont pas partagées outre-Rhin. Les PME continuent de produire des biens de niche de l’économie mondiale. Le problème vient de l’industrie automobile, qui n’a pas su se moderniser assez vite et qui doit faire face à la concurrence de Tesla.
Copyright Le Figaro / Patrick Saint-Paul
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