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La question est : quand les Etats-Unis décideront-ils de la fin de la partie ?

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interrogé par Delphine Tillaux pour

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Ukraine. Le président et fondateur de l’Institut Français des relations internationales livre son analyse sur les conséquences pour l’Europe de la guerre et de sa dépendance américaine mais aussi sur les risques mondiaux, entre prolifération nucléaire et tensions en Indo-Pacifique.

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Thierry de Montbrial, président de l'Ifri
Thierry de Montbrial, président de l'Ifri
Patrick Lazic
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Sur les plans politique et militaire, quelles leçons peut-on d’ores et déjà tirer de la guerre en Ukraine ?

Français et Occidentaux en général, nous nous étions, depuis plusieurs décennies, enfermés dans une sorte d’idéologie molle : celle de la fin de l’Histoire, d’une disparition progressive de la guerre, réduite à des conflits locaux, et éloignés de nos territoires. La guerre n’a bien sûr jamais disparu, simplement nous ne voulions pas la voir : son usage est sans doute consubstantiel à la condition humaine elle-même. Quant à la guerre d’Ukraine – je dis la « guerre d’Ukraine » comme on dit la guerre de Corée, car elle a une dimension mondiale –, elle ramène le conflit armé important près de nous, et elle va peser sur l’avenir de l’Europe et de l’Union européenne : cette dernière risque d’évoluer fort loin des rêves fondateurs.


A-t-on encore les moyens de se défendre, de faire la guerre, en France et en Europe, après plusieurs décennies de coupes budgétaires ?

Notre défense se portait à peu près bien jusqu’aux événements ukrainiens, dans une double référence : l’indépendance nationale, affirmée par le nucléaire et un modèle d’« armée complète », et une certaine dépendance (voire une dépendance certaine) vis-à-vis du protecteur américain, symbolisée entre autres par le retour dans les commandements intégrés de l’Otan en 2007-2009. J’ajoute que, même quand nous intervenons au Sahel, nous sommes dépendants d’une certaine compatibilité entre nos intérêts et ceux des Etats-Unis, dans la mesure où nous avons besoin de moyens américains, particulièrement en ce qui concerne le renseignement. Durant la guerre froide, nous avons gardé, comme d’autres Européens, un concept d’armée de masse, et nous pouvions mobiliser des forces importantes. Après la chute du mur de Berlin, nous avons privilégié l’idée d’armées professionnelles réduites, orientées vers des opérations extérieures limitées. Notre engagement solitaire, hors Otan, dans un conflit de haute intensité, apparaît donc aujourd’hui peu réaliste. Il faudrait pour cela complètement changer de modèle, avec des investissements lourds et de long terme. D’autant que nos formats militaires réduits résultent aussi de choix entre équipements de haute technologie et volume des forces. Ce problème se pose pour la plupart des pays européens, à la différence de la Turquie, par exemple, qui, elle, a conservé un important volume de forces et des équi­pements de qualité en nombre.


L’autonomie stratégique et la défense européennes voulues par la France ont-elles encore de l’avenir ?

On ne peut être ici que prudent. Il y a eu, ces dernières années, quelque mobilisation autour de l’idée de souveraineté stratégique européenne, mobili­sation pour l’essentiel due à Donald Trump. La guerre d’Ukraine change les choses. Les Européens se sont engagés aux côtés de l’Ukraine, pour certains au nom des grands principes, de la défense du Bien contre le Mal, mais en réalité pour tous sous la bannière dominante de l’Amérique. Et l’enthousiasme pour l’autonomie européenne semble bien loin. Relisons le discours du chancelier Scholz à Prague, fin août : la coopération avec la France en matière d’industrie d’armement n’y est même pas évoquée… En matière économique, la guerre d’Ukraine va dans ce même sens d’un renforcement de la dépendance européenne vis-à-vis des Etats-Unis : qu’on pense au domaine de l’énergie !


Les nouvelles ambitions de l’Allemagne changent-elles sa place et son poids en Europe ?

L’Allemagne n’en a sans doute pas complètement fini avec son passé, ce qui explique au moins en partie, sans doute, sa mobilisation derrière les Etats-Unis concernant l’Ukraine, où le passif de la Seconde Guerre mondiale demeure lourd. En parallèle, la conception de Berlin des rapports politiques en Europe, de la place qu’y occupe l’Union européenne et du rôle de l’Allemagne évolue au fil des événements pour se rapprocher, peut-être, d’une vue traditionnelle : une Europe au tropisme Nord-Est dominant – ce qui correspond au demeurant à la zone d’influence classique allemande. On peut aussi s’interroger sur les relations futures de l’Allemagne avec la Russie, après la guerre d’Ukraine. Il n’est pas exclu que les deux pays retrouvent des relations étroites, traditionnelles. On assiste sans conteste à un déplacement du centre de gravité de l’Europe en direction du nord et de l’est, ce qui pourrait produire des tensions entre la France et l’Allemagne. Beaucoup dépendra de nos capacités respectives à rebondir sur le plan économique.


Vous avez parlé de l’Union européenne comme d’un « ectoplasme en devenir », à la suite de la guerre d’Ukraine. Pourquoi ?

L’Union européenne détermine chacun de ses pas en fonction du précédent et réagit à l’émotion. Cela ne constitue pas une stratégie. Définir une stratégie, c’est identifier un objectif atteignable, et définir le cheminement et les moyens pour l’atteindre. Face à la guerre d’Ukraine, les Européens font deux choses. D’une part, ils prennent une série de sanctions – sans toujours en mesurer les effets sur eux-mêmes… D’autre part, ils agitent la perspective de l’élargis­sement de l’Union. C’est ce dernier point qui me paraît le plus préoccupant. Après la chute de l’Empire soviétique, nous avons déjà élargi trop précipitamment. La question est aujourd’hui de savoir s’il est souhaitable, et possible, de s’ouvrir à des pays ne respectant pas clairement tous les critères fixés pour l’adhésion. Ce n’est pas faire insulte à l’Ukraine que de relever que les conditions d’une adhésion à l’UE n’y sont pas réunies, en dépit des déclarations de Mme Von der Leyen. L’Union européenne risque de se transformer en une vague association de pays – où l’on peut penser que l’Allemagne se trouverait peut-être à son aise… Cela pourrait poser de graves problèmes aux pays du sud de l’Europe. Ce qui incite à en revenir à une lecture géopolitique (c’est-à-dire suivant les idéologies relatives aux territoires) des évolutions européennes. Et ces évolutions pourraient être surprenantes dans les décennies à venir.


Selon vous, jusqu’où peut aller Poutine ?

Quatre acteurs dominent les événements actuels : l’Ukraine, bien sûr, la Russie, mais surtout les Etats-Unis et la Chine. Cela posé, tout dépend en réalité des Etats-Unis, acteur dominant par rapport à la Russie mais aussi par rapport à la Chine, économiquement et technologiquement. La politique étrangère américaine s’est construite historiquement autour de deux logiques : l’une met l’accent sur les valeurs libérales et démocratiques, comme sous Carter ; l’autre est dominée par le réalisme, comme sous Kissinger. L’Ukraine permet aux Américains de se réclamer des valeurs, tout en espérant tirer un bénéfice de la situation, le réalisme leur imposant de garder la Chine comme objectif stratégique central. La Chine, elle, n’a clairement pas envie – pas plus que les Etats-Unis – que la guerre d’Ukraine se transforme en chaos général : cela ne servirait pas ses intérêts, entre autres économiques. La question est donc plutôt de savoir quand les Etats-Unis décideront la fin de la partie : les Ukrainiens font montre d’une résistance et d’une efficacité admirables, mais ils sont très dépendants des Occidentaux, et particulièrement de Washington. Espérons que les acteurs décisifs sauront mettre un terme au conflit suffisamment tôt pour éviter une escalade nucléaire. Quand la fin de la partie se profilera, ce qui est loin d’être encore le cas, il faudra regarder les rapports de force sur le terrain. Des négociations s’ouvriront dans un climat de type guerre froide… On peut imaginer qu’avec le contrôle d’une partie du territoire ukrainien les Russes pourraient affirmer avoir atteint un objectif majeur : établir une continuité territoriale avec la Crimée. Et, même si la Russie « perd » vraiment la guerre, restera la question de nos rapports futurs avec elle : pourra-t-elle demeurer un Etat paria, une sorte de vaste Corée du Nord ? Question essentielle pour les décennies à venir.


Devra-t-on faire face, dans l’avenir, à un nouveau risque de prolifération nucléaire ?

La guerre a eu pour effet indirect de réduire les chances d’un accord sur le nucléaire avec l’Iran. Si l’Iran devenait un Etat nucléaire, cela aurait des incidences considérables sur tout le Moyen-Orient, avec une possible relance de tensions graves, en particulier avec la réaction d’Israël. Cela étant dit, ne mésestimons pas l’éventuel effet stabilisateur de long terme de certaines nucléarisations : pensons aux cas du Pakistan et de l’Inde. Plus largement, la guerre d’Ukraine, si le nucléaire n’y est pas employé, risque de valoriser indirectement le concept de sanctuarisation nucléaire, ce qui pourrait constituer une incitation à la nucléarisation d’autres acteurs. Et les institutions multilatérales apparaissent aujourd’hui bien faibles pour s’opposer à une telle tentation.


La question de Taïwan pourrait-elle conduire à un affrontement direct entre Pékin et Washington ?

Concernant Taïwan, le concept américain dit d’« ambiguïté stratégique » tient toujours. Si Joe Biden parle parfois ouvertement d’une inter­vention américaine pour défendre l’île, son administration n’est pas aussi affirmative. D’un autre côté, attaquer une île pose des problèmes autrement complexes qu’une offensive terrestre en continuité territoriale. Je ne crois guère que l’on se réveille un jour prochain au bruit d’une offensive militaire chinoise contre Taïwan. Mais la Chine sait mener d’autres types de guerre, ce que l’on nomme aujourd’hui « guerres hybrides », associant des manœuvres conventionnelles, de désinformation, de cyberattaque, etc. On a vu à Hongkong la capacité des Chinois à avancer avec constance pour en arriver à leurs fins. Etant entendu que cela devrait prendre beaucoup plus de temps dans le cas de Taïwan. Mais la guerre d’Ukraine doit inciter les Chinois à réfléchir sur les méthodes à employer, sans aucun doute.


Le monde va-t-il dans la direction d’une déglobalisation ?

La question ne se pose sans doute pas en ces termes. On assistera vraisemblablement à une déconnexion partielle des économies. Et, concernant la Chine, Pékin veut récupérer des marges d’indépendance nationale sur tous les nœuds straté­giques, en particulier sur le plan technologique. La Chine est aujourd’hui très dépendante du commerce mondial et des Etats-Unis. Les restrictions imposées par la politique zéro Covid symbolisent et présagent à la fois ce qui sera demain un relatif renfermement.


Assiste-t-on à la fin de l’ordre établi depuis la fin de la guerre froide, et cela oblige-t-il à revoir les insti­tutions multilatérales ?

Une gouvernance mondiale minimale est indispensable, aussi longtemps que la démondialisation n’est pas poussée à son maximum. Mais les insti­tutions de cette gouvernance doivent être adaptées à la situation nouvelle. La présence affirmée de la Chine dans plusieurs de ces institutions a déjà amorcé leur transformation, de toute évidence nécessaire : pensons, pour les organisations spécia­lisées, aux limites évidentes de l’OMS durant la crise de la Covid, pensons aussi au blocage du Conseil de sécurité et aux interminables débats sur sa réforme.

 

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Thierry DE MONTBRIAL

Thierry de MONTBRIAL

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Fondateur et Président de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

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Patrick Lazic