« L’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies »
La politiste Laurence Nardon détaille, dans une tribune au « Monde », la manière dont Washington compte reprendre la main sur un marché devenu hautement spéculatif.
Tribune. Un rapport officiel remis le 1er novembre à la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, montre que l’administration Biden est bien décidée à encadrer les cryptomonnaies (« Report on stablecoins », President’s Working Group on Financial Markets). Certes, le rapport propose une série de recommandations destinées plus particulièrement aux « cryptomonnaies stables », les stablecoins, laissant pour l’instant en dehors du cadre de ses recommandations les autres cryptomonnaies et leurs plates-formes d’échange. Mais elles sont au centre de l’écosystème : les stablecoins représentent actuellement 130 milliards de dollars de capitalisation boursière cumulée et pourraient rapidement gagner en importance.
Un autre facteur tient au fait que la cryptomonnaie stable promise par Facebook, le diem (anciennement libra), réclame urgemment son autorisation de mise sur le marché… Le rapport prône l’adoption par le Congrès d’un nouveau « cadre prudentiel » pour les stablecoins à l’échelle fédérale, mettant fin aux failles réglementaires actuelles. Les émetteurs de cryptomonnaie stable devront renforcer la confiance quant à leurs réserves d’actifs (les émetteurs du stablecoin tether ont été récemment sanctionnés pour avoir triché sur le montant annoncé de leurs réserves), limiter leurs liens avec des entités commerciales ainsi que leur usage des données des utilisateurs.
L’objectif est de chasser les utilisateurs malhonnêtes de ce secteur financier et de renforcer la confiance des utilisateurs et investisseurs de bonne foi. Arrimés à un actif fiduciaire, le plus souvent le dollar, les stablecoins sont censés ne pas courir le risque de chute brutale de leur cours. Mais, en régulant l’usage des stablecoins, l’administration Biden pourrait bien mettre fin au rêve libertarien qu’a été pour certains le lancement des cryptomonnaies.
L’instabilité, un danger
L’objectif des crypto-actifs et autres monnaies numériques privées était en effet de permettre des transactions sécurisées sans qu’interviennent des agents tiers, tels que les banques centrales, les gouvernements et leurs agences de régulation financière. Cette alternative décentralisée, désintermédiée et gratuite au système financier traditionnel correspond au système monétaire idéal imaginé par l’économiste libéral Friedrich Hayek (1899-1992), dans lequel les différentes monnaies, gérées uniquement par des particuliers, sont remises en concurrence chaque jour sur les marchés.
Par ailleurs, les cryptomonnaies proposent à leurs utilisateurs un degré inédit de confidentialité. Là où plusieurs informations relatives à la vie privée des personnes sont indispensables pour leur inscription dans un fichier bancaire, seule leur adresse IP est véritablement nécessaire pour l’échange de monnaies virtuelles.
Désintermédiation et anonymat, ce double mot d’ordre correspondait à l’état d’esprit libertarien des entrepreneurs et informaticiens californiens dans les premières décennies du développement d’Internet. Leur refus de toute régulation étatique est clairement exprimé dans la Déclaration
d’indépendance du cyberespace, publiée en 1996 à Davos par le militant libertarien John Perry Barlow : « Gouvernements du monde industriel, vous géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de souveraineté où nous nous rassemblons. »
Cette approche semble bien loin aujourd’hui, alors que les cryptomonnaies ne sont plus un instrument d’échange (qui achète son pain avec des bitcoins ?), mais avant tout de placement. Faciles d’emploi, elles ont certes permis à de nouvelles catégories de population d’accéder à la spéculation
financière ou à des prêts en dehors du système bancaire traditionnel. Mais leur instabilité est un danger pour les épargnants et pour le système financier tout entier en cas de krach. L’absence de règles fédérales oblige aussi les utilisateurs américains à naviguer entre des lois ou des réglementations fragmentaires, différentes selon les Etats, tout en facilitant l’emploi des cryptomonnaies pour des fraudes et des escroqueries en tout genre. Enfin, même si le rapport n’évoque pas la question, la technologie de la blockchain, sur laquelle repose la sécurité des transactions en cryptomonnaie, se révèle scandaleusement énergivore car elle exige des calculs toujours renouvelés.
Lobbying massif
En attendant les débats au Congrès, tous les acteurs liés à la cryptomonnaie exercent cet automne un lobbying massif à Washington. Comme on peut s’y attendre, ils expliquent que la régulation des actifs et monnaies numériques va faire baisser leurs cours et leurs volumes de transaction, décourager l’innovation et, d’une manière générale, faire fuir les investisseurs potentiels vers les marchés situés à l’étranger. Le chantier suivant portera sur la création d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), qui fera également l’objet de nombreux débats, étant donné les désaccords entre les différentes agences concernées : la Federal Reserve, le Financial Stability Oversight Council (FSOC), créé au lendemain de la crise financière de 2008 par la loi Dodd-Frank pour mieux protéger les consommateurs, ou encore la Securities and Exchange Commission, équivalent américain de l’Autorité des marchés financiers, dont le nouveau président est Gary Gensler.
Compte tenu de l’opposition traditionnelle des républicains à toute régulation financière, à laquelle s’ajoute leur refus de tout compromis avec une administration démocrate, il est certain que l’adoption d’une loi par le Congrès sera très difficile. C’est pourquoi le rapport suggère aussi à
l’exécutif de désigner les émetteurs de stablecoins comme « institutions financières systémiquement importantes », ce qui rendra possible leur supervision et leur contrôle par les agences telles que la FSOC.
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Laurence Nardon est responsable du programme Amérique du Nord de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et autrice, avec Joël Kouassi, de « L’Administration Biden et les cryptomonnaies, vers une régulation fédérale ? », Briefings de l’Ifri, 3 novembre 2021.
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