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Laïcité, caricatures et diplomatie

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  Esprit
Accroche

La conception française des rapports entre le politique et le religieux a toujours été source d’incompréhensions à l’étranger. Mais la crispation récente du débat autour de l’islam radical a provoqué une flambée de colère, au point de faire de la laïcité un enjeu diplomatique.

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"On m'a prêté des mots sur l'islam. On a accusé la France à tort". interview d'Emmanuel Macron à Al-Jazeera, 31 octobre 2020
"On m'a prêté des mots sur l'islam. On a accusé la France à tort". interview d'Emmanuel Macron à Al-Jazeera, 31 octobre 2020
Présidence de la République
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Un impact diplomatique immédiat

Dans les pays arabes et dans l’ensemble des pays musulmans, on vient d’assister à une véritable flambée de colère, qui s’est exprimée de différentes façons : manifestations violentes devant les ambassades, menaces physiques contre les ressortissants français, demandes de rupture des relations diplomatiques, appels au boycott des produits français, messages sévères de dirigeants, y compris de certains avec lesquels nous entretenons traditionnellement de bonnes relations. Bien qu’elles condamnent les attaques terroristes dont la France a été la victime, notamment l’assassinat dans des conditions atroces de Samuel Paty, la quasi-totalité des réactions montrent un vif mécontentement, voire une condamnation pure et simple : par-delà les caricatures jugées hostiles envers la communauté musulmane, c’est la façon dont la France envisage ses relations avec l’islam qui est en cause.

La réaction officielle de la Jordanie, pays modéré et ami, mérite d’être relevée pour son caractère d’exemple. Après avoir souligné que ce genre de caricatures « porte atteinte aux sentiments de près de deux milliards de musulmans et est une violation flagrante des principes de respect d’autrui et de leurs croyances », le porte-parole du ministère des Affaires étrangères ajoute que « face aux nouveaux dangers que traverse l’humanité nous avons besoin de plus de solidarité au lieu d’alimenter la haine et les fractures sectaire, religieuse ou ethnique. Le Royaume condamne ces abus sous prétexte de liberté d’expression, car ils nourrissent la culture de l’extrémisme et de la violence ». Ces caricatures défendues par le gouvernement français témoigneraient d’une hostilité envers l’islam qui nourrirait le terrorisme.

Paradoxalement, les médias de nombreux pays non musulmans – États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Russie – ont adopté la même ligne de conduite, même si certains ont pu donner une vue distordue de la réalité française. Au sein de l’Europe, le soutien est plus que nuancé.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces réactions. Certes, beaucoup d’entre elles ne sont pas sans arrière-pensées : il est sûr que Recep Tayyib Erdoğan en profite pour régler ses comptes avec le président Macron. Beaucoup de réactions officielles ne sont pas dépourvues de préoccupations de politique intérieure. Il ne faut cependant pas en minimiser la portée. Les imputer, comme certains l’affirment, à une « instrumentalisation » par le président turc, ou estimer qu’elles sont le fruit du complot d’une « internationale » islamique, voire « anglo-saxonne », serait erroné. Les caricatures ont profondément choqué la grande majorité des musulmans, y compris ceux qui pratiquent un islam apaisé.

Le projet de loi sur le séparatisme avait déjà suscité des premières réactions négatives à l’étranger. Cependant, c’est le discours du président Macron à la Sorbonne, le 21 octobre 2020, qui a mis le feu aux poudres. La phrase « nous ne renoncerons pas aux caricatures » a été interprétée, à tort ou à raison, comme une validation des publications en cause, voire un encouragement à en publier de nouvelles du même genre. Peut-être y a-t-il eu un malentendu, ou des manipulations, mais l’impact de cette phrase a été indéniable. Alors qu’en janvier 2015, lors de l’attentat terroriste contre les journalistes de Charlie Hebdo, la solidarité s’était manifestée par la présence de quarante-quatre chefs d’État et de gouvernement au cours d’une « marche républicaine », la France, après les dernières attaques terroristes, s’est retrouvée isolée et paradoxalement mise en accusation.

Lors de son interview accordée à Al Jazeera, chaîne véhiculant par ailleurs cet islam « radical » dénoncé par la France, le président Macron n’a pas convaincu les auditeurs, malgré son évidente sincérité, son habileté et son « respect » des « sentiments » des musulmans face aux caricatures. Il en a été de même du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, qui a eu parfois des dialogues difficiles, notamment avec le recteur de la mosquée Al-Azhar, Ahmed al-Tayeb.

De l’affaire du voile au séparatisme

Cette crise éclate alors que plusieurs sujets de tension affleuraient dans les relations avec la cinquantaine de pays musulmans dont les Constitutions rappellent le rôle central de l’islam. Il est clair que le mot même de laïcité, intraduisible dans de nombreuses langues, notamment en arabe, n’est pas compris à l’étranger, pas plus que la façon dont cette notion est conçue en France : pour un musulman, elle est assimilée à l’athéisme. En outre, on se refuse à comprendre qu’au pays des libertés, on ne puisse pas s’habiller comme on le souhaite. Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères en est bien conscient. On peut dater le début des tensions à 1989, quand apparaît la première affaire du voile, qui pose un problème au collège de Creil et conduit à l’adoption de mesures restrictives dans les écoles publiques. À l’époque, le Quai d’Orsay envoie un argumentaire, à la demande de plusieurs ambassadeurs : à l’évidence, un long chemin reste à faire pour que le concept même soit accepté en terre d’islam, où la religion imprègne toute la vie des croyants, la charia servant de fondement au droit des personnes.

Les caricatures portant sur l’islam sont nées au Danemark en 2005. Elles ont été largement reprises en France, alors que leur publication se fait plus rare dans les pays européens et est inexistante en Amérique du Nord. L’invocation du principe de liberté d’expression conduit le président Chirac, notamment en 2006, à réagir avec prudence : « Tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité. Si la liberté d’expression est un des fondements de la République, celle-ci repose également sur les valeurs de tolérance et de respect de toutes les croyances. » Et de condamner « toutes les provocations manifestes, susceptibles d’attiser dangereusement les passions ». Pour leur part, les présidents Sarkozy et Hollande mettent en garde contre le risque de l’« islamophobie ». De tels propos paraissent actuellement inaudibles en France, tant le débat est devenu émotionnel.

La loi sur le séparatisme, dont le titre a été fort heureusement abandonné, n’est pas passée inaperçue à l’étranger. Elle est vue, à tort ou à raison, comme une loi discriminatoire, qui vise les musulmans ou tout au moins certaines pratiques. De même, le choix de l’expression « islam radical », utilisée largement par les autorités françaises, passe mal dans les pays musulmans. Il est vrai que le terme est ambigu. Vise-t-il le salafisme ? Dans ces conditions, la France devrait prendre ses distances vis-à-vis des pays qui, comme l’Arabie saoudite avec le wahhabisme, continuent de pratiquer une des formes du salafisme. S’agit-il des Frères musulmans ? On rappellera que des mouvements proches de l’idéologie des Frères musulmans participent au pouvoir non seulement en Turquie, mais également en Tunisie, au Maroc, au Qatar, au Pakistan et dans d’autres pays, avec lesquels la France entretient des relations parfois tendues, mais aussi positives.

Certes, tous ces pays reconnaissent que les musulmans de France doivent respecter les lois de la République et ses valeurs. La liberté d’expression ne saurait se réduire à la promotion de caricatures choquantes. Mais l’insistance est également mise sur tout ce qui pourrait apparaître comme des mesures discriminatoires. Si le pouvoir politique en France ne peut que souhaiter l’éclosion d’un « islam des Lumières », ce n’est pas à lui de promouvoir une telle réforme, qui ne peut émerger que d’un processus de longue haleine à l’initiative des musulmans eux-mêmes.

La relation de la France avec les pays musulmans comme avec sa communauté musulmane, la plus importante des pays occidentaux, est certainement d’autant plus délicate à gérer que cette communauté est fragmentée. Il est clair que l’attaque terroriste contre un enseignant a indigné l’opinion. Par ailleurs, il existe une réelle inquiétude face à la montée de revendications incompatibles avec les valeurs républicaines : ces problèmes sont complexes et sensibles, parce qu’ils touchent aux libertés publiques et à l’intime. Encore convient-il d’aborder les débats, notamment dans les médias, en toute sérénité, d’éviter l’engrenage de la haine que les réseaux sociaux propagent, de mettre fin aux exclusives intellectuelles contre tel ou tel élu local, universitaire ou chercheur qui met en garde contre « la dangereuse religion de la laïcité », d’utiliser l’insulte ou des propos blessants pour disqualifier ceux qui ne pensent pas de façon politiquement correcte, ou de mettre en cause un Observatoire de la laïcité qui, de bonne foi, recherche des solutions d’apaisement compatibles avec les valeurs de la République. Comme le constatait Edgar Morin, dans une longue interview publiée par Le Monde 21 novembre 2020, « cette affaire amplifie le développement de la pensée manichéenne, unilatérale, réductrice ». La cohésion sociale interne, comme le retour de bonnes relations avec de nombreux partenaires étrangers, est en cause. En effet, dans un contexte de mondialisation des propos et des images, on assiste à une osmose entre la politique intérieure et la diplomatie.

 

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Denis BAUCHARD

Intitulé du poste

Conseiller, Programme Turquie/Moyen-Orient de l'Ifri

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"On m'a prêté des mots sur l'islam. On a accusé la France à tort". interview d'Emmanuel Macron à Al-Jazeera, 31 octobre 2020
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