L’Asean, 50 ans et une «conscience régionale» davantage qu’une identité
Créée le 8 août 1967 en Thaïlande, l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean) se compose de dix pays membres : Indonésie, Philippines, Vietnam, Laos, Cambodge, Malaisie, Singapour, Thaïlande, Birmanie et Brunei. Née dans un contexte tumultueux au sortir des indépendances, elle a réussi à concilier le principe fondamental du respect des souverainetés nationales et la nécessité de travailler dans la confiance pour se développer. Marché économique installé et fonctionnel, son défi majeur consiste désormais à conforter sa stature régionale vis-à-vis du voisin chinois. Entretien avec la chercheuse Sophie Boisseau du Rocher*, spécialiste de l’Asie du Sud-Est.
RFI : Bangkok, août 1967. Cinq pays - la Malaisie, l'Indonésie, la Thaïlande, les Philippines et Singapour - se réunissent et créent l'Asean. Dans quel contexte est-on, et l'Asean est-elle une réponse directe à ce contexte ?
Sophie Boisseau du Rocher : On est dans un contexte de construction des Etats. A l’exception de la Thaïlande qui n’a pas été colonisée, les autres pays sortent tous de processus plus ou moins violents d’indépendance. Il ne faut pas sous-estimer non plus les méfiances dues aux guerres régionales (entre l’Indonésie, les Philippines et la Malaisie entre 1962 et 1966). Enfin, au sein de chacun des Etats, les guérillas communistes menaçaient les pouvoirs centraux.
Pour chacun des pays fondateurs, l’objectif prioritaire est donc de stabiliser les nouveaux espaces régaliens. Mais comparer l’Asean à la Communauté économique européenne n’a aucun fondement : l’Asean est une initiative souverainiste et, dans une certaine mesure, le reste encore aujourd’hui.
Quand on parle de l'Asean, on parle en réalité d'une région géographique immense, sans aucune identité commune. Au contraire : il y a des langues, des cultures, des religions, des régimes politiques et même des passés coloniaux extrêmement disparates. Les identités nationales et les Etats sont encore en construction...
L’Asean, c’est aujourd’hui 11 pays qui ne se ressemblent pas (le 11e, Timor Leste, a demandé son adhésion) : ni en termes de niveau de développement (peut-on comparer Singapour au Laos ?), ni en termes religieux (des pays bouddhistes, des pays musulmans, un pays chrétien…), ni en termes politiques (des pays communistes, des régimes autoritaires, des semi-démocraties)… En revanche, coincés entre l’Inde et la Chine, ils ont toujours su faire preuve d’une aptitude au syncrétisme, à la négociation et au compromis. L’Asean est le produit de ce mode de fonctionnement : encore aujourd’hui, on ne vote pas dans les instances de Asean mais on discute jusqu’à trouver une solution qui soit acceptée par tous. Ce qui explique aussi la lenteur du processus d’intégration et nourrit les critiques des partenaires extérieurs.
Parallèlement à ces constructions nationales, la volonté de se constituer en communauté régionale est bien réelle. « L'unité dans la diversité », telle est sa devise. Est-ce là l'originalité de l'Asean que vous pointez dans vos écrits**?
La volonté de se constituer en communauté régionale est une réaction au contexte très chargé lors de sa création. On est en pleine guerre froide et les pays d’Asie du Sud-Est ne veulent pas avoir à choisir un camp contre l’autre ou être des pions trop facilement manipulés par l’une ou l’autre puissance.
L’Asean, c’est aussi la volonté de sortir des logiques de puissance. De ne pas en être victimes mais bénéficiaires. Chacun des pays fondateurs sait qu’il ne pourra résister seul. Un front commun a donc été nécessaire. La région est au service de chacun des membres : c’est bien là l’originalité de l’Asean.
Le respect de la souveraineté nationale est un élément fondamental pour chaque pays de la région. Est-il un frein à la constitution d'une véritable identité régionale ?
La défense de la souveraineté nationale, encore récente, déjà menacée, est l’objectif prioritaire de l’Asean. Ce fil rouge est indispensable pour comprendre les logiques et mécanismes régionaux. Il ne s’oppose pas à la constitution d’une identité régionale mais lui prévaut. Pour dire les choses autrement, l’Asean est au service des Etats et non l’inverse. L’Association n’a pas d’autorité propre ; elle n’impose pas ni ne contraint mais elle propose. Donc aujourd’hui, après cinquante ans, si on observe une « conscience régionale » (qui en outre, est aussi une réaction à la pression très forte de la Chine), on est encore loin d’une identité régionale.
L'année 1997 est charnière. Que s'est-il passé ?
C’est une année de crise économique en Asie du Sud-Est, qui a généré une crise sans précédent pour l’Asean, et dont les partenaires occidentaux n’ont pas pris toute la mesure. Tous les fondements qui avaient permis les trente glorieuses (1967-1997, avec un taux de croissance moyen de 7 %) ont été touchés : le modèle de développement, les régimes politiques, les constructions nationales et sociales… Tous les indicateurs étaient au rouge et la confiance des sociétés a été sérieusement ébranlée. Peu ou prou, crise de l’Asean et crise de l’Asie du Sud-Est se confondent et s’alimentent. L’Asean a été confrontée simultanément à la crise de l’Etat-nation et à celle d’un monde multipolaire plus anomique que structurant .
L’Association a été un instrument qui a permis aux jeunes Etats de la région de consolider leur trajectoire économique et politique et de se poser sur la scène internationale. Son rôle a été fondamental et sa valeur reconnue : c’est dire l’ampleur des turbulences post 1997.
L'idée que l'on se fait de l'Asean est aujourd'hui associée au marché économique, avant tout. Alors que ce n'était pas l'objectif majeur à l'origine, le développement économique est devenu un pilier de l’Asean…
La stabilisation de la région a permis le développement économique de chacun des pays sans pour autant favoriser mécaniquement les échanges régionaux. De 20 % du commerce des Etats membres en 1967, le commerce intra-régional est passé à 25 % en 2016 : il n’est donc essentiel à aucun membre, à l’exception de Singapour, plaque tournante de la région. Les efforts de coopération entre pays membres, même s’ils diffèrent fondamentalement de l’exemple européen, ont contribué au développement de chacun et à une prospérité collective sans être pour autant générée par l’institution elle-même. On progresse vers un marché unique, mais à petits pas.
Quels sont les deux autres piliers de l'Asean ?
Avec sa Charte (2008), l’Asean a institué une Communauté qui repose sur trois piliers : le pilier économique, le pilier politique et de sécurité, le pilier culturel et social.
Des progrès concrets sont observés mais ils ne relèvent pas tous d’une initiative de l’Asean : par exemple, en matière de sécurité, les progrès, qui sont réels, s’effectuent sur une base de deux à trois pays seulement. Mais ces avancées bi ou trilatérales sont bien le produit de la dynamique Asean.
Que représente l'Asean pour les citoyens et les sociétés civiles de ses pays membres ? Est-elle une réalité « accessible » ou bien une entité abstraite et lointaine ?
Elle reste une réalité lointaine comme, d’une certaine façon, le demeure la communauté nationale (cas de nombreuses ethnies en Asie du Sud-Est). Pour les communautés d’affaires, ou les groupes transnationaux, c’est en revanche une réalité concrète dont ils jouent. Les jeunes générations urbanisées ont également en tête l’Asean car d’une part un vrai effort éducatif a été fait dans les programmes scolaires, et d’autre part, des programmes d’échanges permettent une meilleure connaissance du voisin. Enfin, on trouve en Asie du Sud-Est le réseau de vols low cost le plus développé au monde : une réalité produite par les convergences initiées par l’Asean et dont ces jeunes profitent pleinement.
Qu'apporte l'Asean au quotidien d'une retraitée indonésienne, d'un étudiant birman ou d'un cadre sup cambodgien ? A-t-elle favorisé le progrès économique ?
L’Asean apporte un espace de stabilité mentale à toutes ces catégories. Sans elle, le voisin suscite de la méfiance ; avec elle, on a mis en place des espaces de discussion, de négociations, d’échanges indispensables pour régler de nombreux problèmes concrets. Mais à nouveau, l’Asean, c’est un « état d’esprit » comme on nous le rappelle souvent dans la région, pas un mécanisme contraignant qui s’imposerait à tous.
Y a-t-il, au sein de l’Association, un pays leader ? L’Indonésie, 4e Etat le plus peuplé au monde ?
Aucun pays ne dispose d’un leadership statutaire même si certains régimes ou personnalités ont pu développer une grande influence sur l’Association. Au départ, l’Indonésie et la Thaïlande ont été de véritables moteurs politiques. Singapour est vite devenue un moteur économique et financier. Aujourd’hui, je dirais que le Vietnam profite de la crise thaïlandaise qui s’éternise et que les Philippines de Duterte impulsent une réflexion sur le système d’alliances traditionnelles mais que des Etats de premier plan comme l’Indonésie, la Thaïlande, voire la Malaisie sont absorbés par les questions internes.
La Chine, deuxième puissance économique du monde, exerce-t-elle une influence externe sur cette association ?
De plus en plus grande. Non seulement économique (premier partenaire commercial), mais également politique et sécuritaire. Pour d’évidentes raisons de proximité géographique, pour ses ressources et matières premières, pour sa valeur géostratégique exceptionnelle, l’Asie du Sud-Est est indispensable à la sécurité et à la projection de puissance chinoise. La Chine est le partenaire qui a le plus de comités conjoints avec l’Asean (près de 50) quand le second partenaire, l’Inde en a 25. Les Chinois ont permis à l’Association de se relever en 1997 en la considérant comme un acteur indispensable à la sortie de crise. Le « gagnant/gagnant » et le « bénéfice réciproque » sont systématiquement mis en avant. Aujourd’hui toutefois, leur influence est ambiguë entre le besoin d’une Asean concrète mais pas trop puissante pour pouvoir l’influencer.
Et d’un point de vue géopolitique, l’Asean apporte-t-elle un soutien aux pays qui se sentent menacés par l’expansionnisme territorial de Pékin, en mer de Chine par exemple ?
Le grand succès de la Chine est d’avoir positionné les pays d’Asie du Sud-Est dans un dilemme dont elle sort forcément gagnante : moins de Chine et la prospérité de l’Asie du Sud-Est est affectée, plus de Chine et son autonomie est prise au piège. Son objectif depuis le début des années 2000 est donc d’entraîner la région dans sa dynamique car la Chine sait qu’elle ne peut pas prétendre au statut de grande puissance mondiale si elle est critiquée par l’Asie du Sud-Est et l’Asean.
Elle a réussi à imposer sa vision sur la mer de Chine méridionale en dépit de la faiblesse juridique de ses revendications. Il s’agit là d’un passage en force politique transformé en succès diplomatique avec la signature prochaine d’un Code de conduite dans cet espace maritime.
A l'inverse, l'influence grandissante du géant voisin n'est-il pas un atout pour le renforcement de la communauté Asean ?
La Chine exerce une pression implicite qu’il est très difficile de contrer. Elle est en discussion permanente avec l’Asean et suit ainsi de très près les évolutions internes sur lesquelles elle tentera d’intervenir si elles ne conviennent pas à ses intérêts. Pour l’instant, elle a joué de l’accueil favorable que lui ont réservé les communautés d’affaires ; puis certains régimes et dirigeants dont la pérennité politique passe à présent par le soutien chinois. Mais les projets de la BRI (Belt and Road Initiative) peuvent générer un processus de saturation : les sociétés locales ne veulent pas vivre « chinois ». La vraie question, et la seule qui devrait vraiment nous intéresser est la réponse qu’apporteront les sociétés. Seront-elles suffisamment résistantes pour refuser le modèle chinois (qui profite, on l’a mentionné, à certains dirigeants) et évoquer l’Asean comme une protection ?
L’Asean, vous l’avez dit, a aidé ses Etats membres à se forger et permis de stabiliser la région. Quels ont été ses échecs et quels seront ses défis ?
On ne peut pas parler vraiment d’échec, puisqu’il n’y avait aucune attente spécifiquement exprimée. L’Asean c’est un état d’esprit, un processus, un révélateur aussi de la volonté d’autonomie.
Les défis qui se présentent sont nombreux : un multilatéralisme menacé, une Chine puissante avec laquelle établir une distance adéquate en dépit des risques de satellisation, des relations avec les Etats-Unis à redéfinir, la réduction des inégalités au sein de l’espace Asean et de chacun des membres, le développement socio-éducatif d’une jeunesse (moins de 20 ans) qui constitue plus de 50 % des 645 millions d’habitants Asean (8,62 % de la population mondiale), les risques politiques… Les occasions pour l’Asean de démontrer une fois de plus son utilité sont nombreuses !
*Sophie Boisseau du Rocher est chercheuse et consultante spécialisée sur l’Asie du Sud-Est. Elle est actuellement chargée de cours à Sciences Po Paris et chercheuse au Centre Asie de l'Ifri (Paris).
**Sous la direction de S. Boisseau du Rocher et de F. Nicolas : ASEAN : cinquante ans d’une expérience singulière, Politique étrangère, IFRI, été 2017
S. Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque : La tentation autoritaire en Asie du Sud-Est : l’impact du modèle chinois », Institut Thomas More, note n° 24, juin 2017.
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