Le difficile suivi des radicalisés en milieu ouvert
Deux ans après le lancement d’un programme spécialisé par l’administration pénitentiaire, une étude de l’IFRI, à paraître lundi 1er février, incite à pérenniser le dispositif de prise en charge.
Deux ans après la création des centres de prise en charge de la radicalisation en milieu ouvert, pour des personnes non détenues mais sous le coup d’une décision de justice, un rapport d’évaluation dresse un bilan critique mais encourageant.
Marc Hecker, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et directeur de la recherche, s’interdit de répondre à la question binaire et redoutée « est-ce que ça marche ? ». Mais son étude « incite à poursuivre l’expérience », écrit-il en conclusion du rapport à paraître lundi 1er février.
Le dispositif est pourtant censé avoir dépassé le stade expérimental. Le groupe SOS a déjà pris en charge 158 personnes dans le cadre du programme d’accompagnement individualisé et de réaffiliation sociale (Pairs) qu’il a ouvert à Paris, Marseille, Lyon, Lille entre octobre 2018 et octobre 2019. Ces hommes et ces femmes ont été confiés au Pairs par les services pénitentiaires d’insertion et de probation sur décision d’un juge de l’application des peines antiterroriste (dans le cadre d’un suivi socio-judiciaire post-peine ou d’un aménagement de peine), ou d’un juge d’instruction antiterroriste dans le cadre d’un contrôle judiciaire avant procès (présententiel).
Ce type de programme s’inspire de ce qui est mis en place en prison, dans les quartiers de prise en charge de la radicalisation, le volet insertion sociale en plus. L’accompagnement pluridisciplinaire élaboré sur mesure, à raison de trois à vingt heures de prise en charge hebdomadaire par personne, repose à la fois sur des travailleurs sociaux, des éducateurs spécialisés, des conseillers en insertion professionnelle, des psychologues, des psychiatres, et des médiateurs interculturels et du fait religieux.
Aucune récidive terroriste
Indicateur de la confiance croissante de la justice dans ce dispositif, le profil des personnes envoyées dans ces structures a tendance à se durcir. « Au début, les magistrats envoyaient des personnes considérées comme faisant partie du bas du spectre dans l’échelle de la dangerosité. Désormais, ils n’hésitent plus à y orienter des revenants de Syrie, même si on reste loin du haut du spectre », explique Marc Hecker. Pour le chercheur, l’un des critères de réussite du programme est le fait qu’aucune récidive de nature terroriste n’est à déplorer. Les seules réincarcérations intervenues ont été justifiées par des infractions de droit commun.
« Nous avons trois niveaux dans le travail pour le désengagement de l’action violente, explique l’un des médiateurs du fait religieux, spécialiste de l’islam, qui préfère rester anonyme. Le premier, c’est accompagner la personne afin qu’elle soit indifférente au discours radical. L’amener à déconstruire le discours radical est le seuil suivant. Peu de personnes atteignent le troisième niveau, qui est la capacité à produire un discours alternatif. »
Selon Jules Boyadjian, directeur du pôle justice du groupe SOS et directeur du programme Pairs, sur les 98 personnes actuellement prises en charge dans l’un des quatre centres, 85 sont étiquetées « terroristes islamistes », parce que la procédure judiciaire qui les concerne est liée de près ou de loin au terrorisme, et treize sont des condamnés ou des prévenus de droit commun susceptibles de radicalisation. Les deux tiers ont déjà été condamnés tandis qu’un tiers est en présentenciel. Les prévenus de droit commun susceptibles de radicalisation ont le plus de mal à s’intégrer dans le programme, ces individus « présentant un fort habitus délinquant », observe M. Hecker.
Les principales difficultés pointées par l’étude tiennent au turnover des personnels et au manque de formation. « Nous avons été frappés par l’hétérogénéité des connaissances des professionnels de Pairs sur la thématique de la radicalisation et du djihadisme. Certains salariés sont conscients de leurs lacunes et réclament davantage de formation », écrit M. Hecker. Quant à l’instabilité des équipes, il l’explique par des salaires « peu attractifs » et « des horaires de travail contraignants ». En revanche, concernant le volet insertion sociale – que ce soit sur le logement ou le retour à l’emploi, éléments essentiels pour limiter le risque de récidive –, les équipes ont derrière elles le savoir-faire du groupe.
Cheminement fragile
M. Boyadjian reconnaît que le secteur du médico-social auquel appartient le groupe SOS est marqué par un turnover important avec des professionnels qui ont financièrement intérêt à rester en intérim ou en free-lance plutôt qu’à être salariés en CDI. Mais « les équipes se stabilisent », affirme-t-il. « On constate une amélioration », confirme-t-on au sein de la mission de lutte contre la radicalisation violente, à la direction de l’administration pénitentiaire. Le dispositif Pairs y est jugé « extrêmement intéressant ».
Un récent épisode illustre le cheminement fragile de ces parcours. Une des personnes actuellement dans le programme a été en relation en octobre 2020 avec l’assassin du professeur Samuel Paty, quelque temps avant son monstrueux passage à l’acte. Le jeune d’origine tchétchène avait cherché à le recruter, en vain. Il s’en est ouvert auprès des équipes de Pairs qui l’ont accompagné pour témoigner auprès des services d’enquête. Ce jeune homme avait donc des relations peu recommandables sur les réseaux sociaux, c’est le « verre à moitié vide », mais cette fois il ne s’est pas laissé embrigader et en a même parlé, c’est le « verre à moitié plein ».
« En général, si on arrive à faire tomber le premier domino, c’est-à-dire quand la personne n’a plus réponse à tout ou s’intéresse aux sujets de controverse, le reste suit », explique le médiateur du fait religieux. Dans son travail, après une évaluation du degré d’embrigadement d’un individu, il élabore « un référentiel commun difficilement contestable sur lequel s’appuyer ». Il s’agit de textes primaires comme le Coran.
Ce spécialiste de la déradicalisation explique justement qu’il ne « prétend pas déradicaliser ». « Je ne suis pas un gourou, je suis dans l’échange. Je suis capable de déconstruire le discours radical dans ces échanges, mais le reste dépend d’eux. Mon objectif est de les autonomiser d’un point de vue intellectuel. » En réalité, chaque équipe de Pairs semble avancer à tâtons et les méthodes ne sont pas standardisées. M. Boyadjian revendique ce côté empirique et se méfie des spécialistes autoproclamés de la radicalisation islamiste.
« Pas d’accompagnement sécuritaire »
L’essentiel des programmes de désengagement de la radicalisation violente pour les sortants de prison et les personnes sous main de justice en milieu ouvert reste aujourd’hui assuré par les services pénitentiaires d’insertion et de probation. « Pairs s’inscrit en complémentarité de ces suivis », explique-t-on à la direction de l’administration pénitentiaire.
A l’autre bout du spectre, les personnes évaluées comme à risque par le ministère de l’intérieur n’ont pas vocation à intégrer ce programme. « C’est du sur-mesure, mais pas adapté aux personnes inaccessibles à la prise en charge. Pairs n’offre pas d’accompagnement sécuritaire », précise-t-on.
La direction de l’administration pénitentiaire se préoccupe désormais des zones du territoire non couvertes par le programme spécialisé. Un avenant au contrat de SOS a déjà élargi la compétence géographique de ses quatre centres. Mais d’autres solutions de prise en charge sont également à l’étude.
Copyright Le Monde / Jean-Baptiste Jacquin
> Lire l'article sur le site du Monde
Média
Partager