Le monde est-il devenu incontrôlable ?
Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), vient de publier un essai qui fera date : L’affolement du monde, aux éditions Tallandier. Sous-titré 10 enjeux géopolitiques, cet ouvrage a pour immense intérêt de ne pas se limiter aux poncifs classiques de la politique étrangère (rapports entre les Etats, confrontations idéologiques etc.) pour insister sur les sujets transversaux qui structurent la mondialisation : énergie, climat, cyber-espace ou défis démographiques.
Autant de facteurs qui complexifient les traditionnels rapports de puissance… Non sans susciter une impression d’emballement généralisé. Avec pédagogie, Thomas Gomart montre combien "l’affolement" qui s’ensuit touche en premier lieu les Européens, qu’il appelle à décrypter le monde avec les yeux de Machiavel, maître du réalisme et ennemi des illusions.
En quoi le monde vous semble-t-il plus "affolé" dans cette deuxième décennie du XXI° siècle qu’au plus fort de la Guerre froide, quand la paix était menacée par la crise des missiles de Cuba ou la construction du mur de Berlin ?
Pour une raison évidente : les parties prenantes se sont non seulement multipliées, mais aussi diversifiées. L’affrontement sur Cuba résultait d’un processus classique de montée aux extrêmes de deux puissances étatiques. A ce type de situation, plus que jamais envisageable, s’ajoutent aujourd’hui bien d’autres cas de figures possibles, liés à l’irruption de nouveaux acteurs, étatiques ou privés, également très actifs. Quant au terme d’affolement, que j’ai choisi pour décrire la situation actuelle vue d’Europe, il résulte d’une impression d’emballement et de perte de contrôle. Trois raisons à cela. D’abord, la fin du mythe de la convergence, qui voulait que la Chine se rapproche graduellement, après son entrée dans l’OMC en 2001, du modèle occidental, à la fois politiquement et économiquement. De fait, il apparaît de plus en plus clairement que cela n’est pas le cas, comme en témoigne le discours de puissance assumée du président Xi. Ensuite, la tension extrêmement forte opposant la conscience de la dégradation environnementale, qui s’observe différemment selon les continents, et la propagation des moyens d’information et de communication, qui peuvent donner l’impression que la technologie et l’innovation offriront les réponses attendues. Enfin, la crise de confiance qui frappe l’Europe elle-même, tellement sûre de sa trajectoire avant la crise de 2008 et devenue aujourd’hui un foyer d’incertitudes, sans parler du double trauma du Brexit et de l’élection de Donald Trump. A quoi s’ajoute, avec ce dernier, une pratique diplomatique déstabilisante.
A vos yeux, le monde vit un moment machiavélien, au sens où l’analyse des rapports de force, qui était passée au second plan à l’ère des grandes conférences sur le désarmement, reprend une importance fondamentale dès lors que les trois principales puissances, Etats-Unis, Russie et Chine, réarment comme jamais. Après avoir contribué à stabiliser le monde, ce que le général Gallois appelait "le pouvoir égalisateur de l’atome" est-il en train de devenir obsolète ?
Un mot sur Machiavel avant d’aller plus loin. Je l’ai redécouvert, paradoxalement, à la lumière de Savonarole car la puissance analytique de l’un ne peut se comprendre qu’à la lumière de la séduction exercée par l’autre. Le jeune Machiavel venait écouter les prêches de Savonarole. Je connaissais Machiavel, beaucoup moins Savonarole, dont j’ai découvert le Miserere. Et j’ai compris, en le lisant, ce qui pouvait entraîner les foules : son esthétique de l’imprécation. Savonarole, c’est la pensée qui fustige ; Machiavel, la pensée qui dévoile. Étonnamment, les premières décennies du XXI° siècle nous rappellent la dernière du XV°, marquée par ces deux façons de voir le monde. L’une utopique, donc brutale ou inopérante, voire les deux à la fois ; l’autre réaliste, donc faisant appel à l’intelligence, autrement dit, pour les politiques, à la prise en compte des rapports de force. De la conscience des rapports de force, naît la prudence, condition de la réussite. Autant dire que c’est du réalisme d’un Machiavel dont l’Europe a besoin aujourd’hui, si elle ne veut pas, comme les cités italiennes de la fin du XV°, devenir la proie des États monarchiques en mourant convaincues de la supériorité de leur modèle. Revenons au "pouvoir égalisateur de l’atome", notion qui, à mon sens, n’est pas, loin de là, devenue obsolète. Nous sommes entrés dans le troisième âge nucléaire. Après la guerre froide a suivi une période de désarmement. S’est ouvert un nouveau cycle avec les ambitions assumées de pays comme la Corée du Nord et l’Iran, et celles dissimulées d’autres. Ce troisième âge correspond aussi à la prolifération balistique sur fond de progrès technologiques et d’érosion de la supériorité occidentale.
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