Les raisons qui ont guidé le tournant prorusse d’Emmanuel Macron
L’inclinaison du président vis-à-vis de ce grand pays qu’il veut voir européen, son attirance pour la Russie éternelle qui fut éclairée par les « Lumières », a des racines anciennes. Avec la russie de Vladimir Poutine, les présidents français ont connu des hauts et des bas, des espoirs et des déceptions, des mains tendues puis tordues par le Kremlin.
Mais jamais aucun d’entre eux n’avait poussé aussi loin qu’Emmanuel Macron le flirt avec la Russie, jusqu’à imaginer pour les deux pays un avenir commun. Jean-Yves Le Drian parle d’une « inflexion manifeste ». Il s’agit plutôt d’un véritable tournant, préparé, mûri et réfléchi.
Si l’on compare la méfiance initiale d’Emmanuel Macron envers Vladimir Poutine, qui avait misé sur Marine Le Pen et lancé ses organes de propagande à l’assaut du candidat pendant sa campagne, au discours enthousiaste qu’il a prononcé devant les ambassadeurs fin août, le président français semble avoir pris un virage à angle droit. Mais son inclinaison vis-à-vis de ce grand pays qu’il veut voir européen, son attirance pour la Russie éternelle qui fut éclairée par les « Lumières », a des racines anciennes. Quand il était ministre des Finances, il avait déjà plaidé à Moscou pour la levée des sanctions.
Depuis l’invitation faite à Vladimir Poutine dans la galerie des batailles, à Versailles, en mai 2017, les gestes de rapprochement, objet d’une lente maturation nourrie par l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, n’ont fait que se multiplier. Après le dialogue de Trianon entre les sociétés civiles cette même année, le retour de la Russie au Conseil de l’Europe a été orchestré par la France en juin 2019. La visite au fort de Brégançon fut une nouvelle étape du réchauffement. Avant l’apothéose du discours aux ambassadeurs. Entre-temps, le président français a aussi infléchi son langage, parlant d’un simple « geste militaire » pour évoquer l’annexion de la Crimée. D’autres rendez-vous sont prévus, comme la possible participation d’Emmanuel Macron au 75e anniversaire de la Seconde Guerre mondiale, à Moscou l’an prochain. En attendant, la réunion des 2 + 2 - les ministres des Affaires étrangères et de la Défense - dans la capitale russe est un pas supplémentaire dans la consolidation de la relation bilatérale. « Ce ne sera pas le grand soir, mais la reprise du dialogue stratégique avec la Russie, qui avait été abandonné », commente une source à l’Élysée.
Les raisons du changement de cap sont nombreuses. Combinées, elles expliquent aussi pourquoi le virage s’est accentué pendant l’été. Il y a d’abord, bien sûr, la personnalité diplomatique du président, dénuée d’a priori idéologiques, inspirée par le pragmatisme, celle qui dicte la formule, valable dans tous les domaines, du « en même temps ». Il y a ensuite une analyse inquiète de l’état du monde. « La relation avec la Russie ne peut pas se comprendre si on ne l’intègre pas dans la politique étrangère globale de la France. La déconstruction des mécanismes de gestion de crise et de l’ordre multilatéral est devenue trop dangereuse. Elle doit être contrée. La France veut contribuer à l’émergence d’un nouvel ordre international », résume une source à l’Élysée. L’analyse et l’ambition françaises, basées sur « le temps long », se nourrissent d’une constatation réaliste : depuis son grand retour sur la scène internationale, la Russie est indispensable à la résolution des grandes crises du moment. Elle est une pièce indispensable des puzzles en Syrie, en Libye, en Iran et en Ukraine, quatre dossiers dans lesquels la diplomatie française est très investie.
Il y a enfin les occasions, celles qui fournissent le cadre des grands discours et des initiatives. La présidence française du G7 et celle du Conseil de l’Europe en furent de grandes.
- « Pour Emmanuel Macron, qui veut être le grand stratège de l’Europe, l’été vit un formidable alignement des étoiles », explique Tatiana Kastoueva-Jean, spécialiste de la Russie à l’Ifri.
L’élection à Kiev de Volodymyr Zelensky, reçu à l’Élysée en juin 2019, crée un appel d’air dans la crise ukrainienne. La transition politique en Allemagne, la crise gouvernementale en Italie et le Brexit en Grande-Bretagne laissent le champ libre à Emmanuel Macron, qui depuis la fin du printemps apparaît comme le seul grand leader du continent.
« C’est un cycle présidentiel classique en France. Quand ils arrivent au pouvoir, les chefs d’État se concentrent d’abord sur les États-Unis et sur l’Allemagne. Dans un deuxième temps, ils se tournent vers la Russie », analyse Thomas Gomart, le directeur de l’Ifri.
L’élan russe du président aurait en outre été encouragé par l’arrivée aux Affaires étrangères du social-démocrate allemand Heiko Mass, à un moment où Angela Merkel est affaiblie et où « la nouvelle direction du SPD a opéré un virage à 180 degrés », selon les mots d’un diplomate.
La difficulté de réenclencher la dynamique européenne avec Berlin et l’incertitude de la relation avec les États-Unis de Donald Trump ont redonné de l’importance au lien bilatéral franco-russe.
« La période d’interrogation que traverse l’UE a créé un espace que Macron veut utiliser pour reprendre l’initiative. La question qui se pose est de savoir si la relation bilatérale franco-russe est jugée plus efficace que la relation entre l’UE et la Russie », poursuit Thomas Gomart.
Même si leurs méthodes diffèrent, Emmanuel Macron et Donald Trump sont en phase sur de nombreux sujets et notamment sur la nécessité de rapprocher la Russie de la famille occidentale et de contrebalancer la puissance chinoise. « On ne peut pas exclure que l’offensive de charme d’Emmanuel Macron envers Vladimir Poutine avant le G7 a également contribué à la bienveillance de Trump envers le président français », analyse le diplomate Michel Duclos pour l’Institut Montaigne.
La Russie étant un verrou de la plupart des grandes crises, l’horizon pourrait s’éclaircir au Moyen-Orient et à l’est du continent.
Vue de Paris, l’inflexion russe de la politique étrangère française suscite de nombreux espoirs. À en croire Emmanuel Macron, l’affirmation du caractère européen de la Russie peut favoriser tout à la fois l’assagissement d’un ordre mondial devenu sauvage et l’affirmation stratégique de l’UE, donc celle de la France. La Russie étant un verrou de la plupart des grandes crises, l’horizon pourrait s’éclaircir au Moyen-Orient et à l’est du continent. Gelé depuis plusieurs années, le dossier ukrainien s’est remis à bouger et l’Élysée espère ressusciter le processus de Normandie dans les semaines qui viennent. Les dirigeants français se défendent de toute naïveté. « Ce sera donnant-donnant. Et le rapprochement suppose, du côté de la Russie, la reconnaissance de l’existence de l’Union européenne et de ses besoins fondamentaux », prévient Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères.
Mais les risques et les obstacles sur la route d’une normalisation ne manquent pas. La rhétorique de la culpabilité occidentale brandie par Emmanuel Macron pour expliquer l’agressivité de la Russie est pour l’instant considérée comme une marque de faiblesse par Vladimir Poutine, qui ne se sent à l’aise que dans le rapport de force et a toujours cherché à diviser l’Europe. « Difficile de concevoir une nouvelle architecture de sécurité en Europe avec le pays qui la menace », résume Jean-Sylvestre Montgrenier, expert de l’Institut Thomas More.
En attendant qu’il fasse ses preuves, le « reset » français vis-à-vis de Moscou a provoqué colère et inquiétude dans les pays de l’Est, qui craignent toujours l’impérialisme russe. Ils comparent désormais la politique étrangère d’Emmanuel Macron à celle de Barack Obama, qui avait lui aussi misé sur un rapprochement avec la Russie. Ce brusque changement de politique a également fait du rapport à la Russie la principale ligne de clivage de la politique étrangère française. Plus importante que l’Iran ou la Syrie. Vladimir Poutine, lui, a présenté les mains tendues de la France comme des victoires symboliques de la Russie sur l’Europe.
- « N’oublions pas que la politique étrangère est le premier sujet qui alimente la popularité de Vladimir Poutine », rappelle Tatiana Kastoueva-Jean.
Sera-t-il possible de sortir de l’impasse ? « Emmanuel Macron considère qu’il est de son devoir et de notre intérêt de sortir d’une stérile guerre de positions », explique l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine. L’avenir proche dira si les résultats sont à la mesure des attentes et des investissements. Ou si, comme toutes les tentatives précédentes, ce nouveau reset s’écrasera contre les murs rouges du Kremlin.
Par Isabelle Lasserre pour Le Figaro
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