Les trois raisons qui font de l’Arctique un enjeu stratégique
Thomas Gomart, directeur de l'Ifri, explique comment la région polaire est devenue un des nœuds géostratégiques du monde.

Le dégel dû au réchauffement climatique ouvre de nouvelles routes commerciales maritimes directes entre l'Asie et l'Europe à travers l'océan Arctique. Mais il intensifie aussi la compétition entre les grandes puissances, qui rivalisent pour renforcer leurs positions dans le Grand Nord.
Le président Donald Trump a créé la surprise en proposant que les États-Unis annexent le Groenland, territoire autonome appartenant au royaume de Danemark. Thomas Gomart, directeur de l'Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur de L'Accélération de l'Histoire. Les noeuds géostratégiques d'un monde hors de contrôle (Tallandier, 2024), décrypte pour Le Point les enjeux géopolitiques dans cette région hors norme.
Pourquoi l'Arctique est-il devenu un enjeu stratégique ?
Thomas Gomart : Pour trois raisons principales. D'abord, il y a une dimension stratégique depuis la guerre froide. Quand vous disposez de sous-marins et que vous voulez exercer une dissuasion nucléaire, l'Arctique est une zone idéale pour toucher le maximum de points dans l'hémisphère Nord.
Ensuite, il y a une raison liée au dérèglement climatique et à l'apparition de ce qu'on appelle la « route du nord ». Cette route maritime devrait permettre, à terme, de relier l'Asie de l'Extrême-Orient à l'Europe en passant par l'Arctique, ce qui raccourcit les trajets maritimes. Cette zone constitue donc un enjeu de navigation majeur.
Enfin, troisième raison : l'Arctique est une zone riche en ressources naturelles. Bien qu'il y ait actuellement un moratoire sur leur exploitation, des pays comme la Russie, les États-Unis et probablement la Chine considèrent qu'il n'y a pas de raison de ne pas exploiter ces ressources à terme.
L'Arctique fait-il partie des noeuds géostratégiques de notre monde ?
Plusieurs points critiques sont en effet situés dans l'Arctique. Le détroit de Béring, par exemple, est une zone de contact entre la Russie et les États-Unis. C'est un lieu stratégique, qui a aussi joué un rôle important dans le développement de l'humanité, car c'est par là que les peuples ont migré de l'Eurasie vers le continent nord-américain.
Il y a aussi le Svalbard, un archipel norvégien sur lequel la Russie a des vues. Et, bien sûr, le Groenland, qui a attiré l'attention depuis que Donald Trump a exprimé son intérêt pour en faire un territoire américain. On peut aussi mentionner la ville de Kirkenes, tout au nord de la Norvège, qui est proche de Mourmansk, le grand port stratégique russe. Toute la flotte navale russe passe par cette zone, ce qui en fait un point chaud.
Ces points névralgiques sont-ils déjà des théâtres d'affrontements entre les nouveaux empires ?
Absolument. Les noeuds critiques, ce sont des points où une barrière peut être levée ou abaissée par une décision politique, ce qui peut bloquer ou faciliter des échanges. Ce qui m'intéresse, c'est de réfléchir à la géopolitique non pas seulement dans un aspect territorial mais aussi en termes de flux.
Les territoires peuvent être vus comme des aimants qui attirent ou rejettent des flux. Les noeuds critiques sont ces points d'aimantation. Enfin, la dimension maritime est essentielle. Le contrôle des mers est important pour les empires, et celui-ci passe par une mainmise sur les détroits, comme Gibraltar, le canal de Suez, Djibouti, Malacca ou Taïwan. Ces points stratégiques concentrent une grande partie des rivalités géopolitiques.
Dans l'histoire, l'Arctique a-t-il toujours été un objet de convoitises ?
Oui, mais cela s'est intensifié récemment. Rappelons que l'Empire russe vend l'Alaska aux États-Unis en 1867. La Russie a développé une expertise unique sur l'Arctique, sans équivalent dans le monde. En 2007, moment marquant, Vladimir Poutine a envoyé un sous-marin planter un drapeau en titane d'un mètre sur l'épine dorsale de l'Arctique, à 4 000 mètres de profondeur, pour revendiquer ces fonds sous-marins comme appartenant à la Russie. Cela reflète le fait que la Russie se considère chez elle en Arctique, même si le Conseil de l'Arctique compte huit membres, dont les États-Unis et le Danemark.
Les velléités de Trump sur le Groenland pourraient-elles conduire à un affrontement entre la Russie et les États-Unis dans cette partie du monde ?
Non, je ne pense pas. En réalité, les Russes et les Américains partagent une vision assez cohérente de l'Arctique. Paradoxe, ce qui peut apparaître comme une manifestation de puissance américaine est en réalité une rétraction de leur influence.
Trump a une vision hémisphérique : il considère que la zone d'influence des États-Unis doit s'étendre du Panama au Groenland. Cela traduit une logique autarcique, qui est partagée par la Russie et, dans une certaine mesure, par la Chine. Ces trois grandes puissances se retrouvent dans une même vision, un même raisonnement géopolitique, qui met davantage l'accent sur des sphères d'influence ou des « grands espaces ».
Cela signifie-t-il que l'Arctique sera découpé en zones d'influence ?
C'est déjà le cas, dans une certaine mesure. Les Russes considèrent que l'Arctique est chez eux, tandis que les Américains revendiquent le Groenland. La tension principale concernant le Groenland ne s'exerce pas entre les États-Unis et la Russie, mais entre les États-Unis et le Danemark. Les autres pays européens concernés - Finlande, Islande, Norvège et Suède - ainsi que le Canada subissent désormais la pression exercée par les deux grands.
De quels leviers d'action dispose l'Europe dans cette bataille pour l'Arctique ?
L'Europe n'a pas beaucoup d'options. Elle doit défendre le droit international, car si ce dernier est bafoué en permanence, cela finira par affecter le territoire européen lui-même. Le Groenland, par exemple, est un territoire danois avec un statut particulier d'autonomie.
La question est de savoir si les Groenlandais se laisseront acheter par les Américains. L'Europe doit aussi se rappeler qu'elle porte avant tout un projet de paix, consubstantiel à sa création. Si le droit international disparaît, cela pourrait ouvrir la porte à des revendications territoriales au sein même de l'Union européenne. Au nom de son Histoire, tel ou tel pays pourrait se mettre à revendiquer des modifications territoriales.
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