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L’espace postsoviétique sous l’œil de Moscou

Interventions médiatiques |

citée par Faustine Vincent et Benoît Vitkine dans

  Le Monde
Accroche

Depuis l’invasion de l’Ukraine, les affirmations nationales d’ex-républiques soviétiques s’intensifient et des rapprochements avec l’Europe s’accélèrent. La Russie conserve cependant un fort pouvoir de nuisance dans ces pays, considérés comme son « étranger proche ».

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Shutterstock/Dmytro Sheremeta
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La réunion se tient à Astana, le 9 novembre. On est entre soi, sous les ors et les volumes du palais présidentiel kazakh – le type d’architecture qu’affectionnent les dirigeants postsoviétiques. Kassym-Jomart Tokaïev vient de souhaiter, de vive voix, un bon anniversaire à Vladimir Poutine, qu’il reçoit dans sa capitale lors d’une visite diplomatique.

Les deux présidents sont assis derrière les pupitres où ils doivent prononcer leurs discours. M. Tokaïev introduit la séance : « Permettez-moi de débuter en remerciant le très respecté Vladimir Vladimirovitch… » Les mots sont simples, attendus, mais prononcés en langue kazakhe. Celle-ci a beau être – avec le russe – la langue officielle du pays, c’est une première. Il suffit de voir les visages de la délégation russe, sourcils levés, gestes un peu perdus au moment de chercher les boîtiers de traduction, pour comprendre ce que ces vingt-cinq secondes – le temps mis par M. Tokaïev pour repasser au russe – ont de spécial.

« Tokaïev ne se serait jamais permis une telle initiative avant la guerre en Ukraine, souligne Temur Umarov, chercheur au centre Carnegie et spécialiste de la politique étrangère des Etats d’Asie centrale. C’est à la fois une continuation de la politique d’affirmation nationale du Kazakhstan et un message envoyé vers l’extérieur qui rappelle que le pays n’est pas prêt à suivre la Russie où qu’elle aille. »

M. Tokaïev avait déjà fait passer le message. En juin 2022, au côté de Vladimir Poutine dans la ville de Saint-Pétersbourg, le président kazakh avait prévenu que son pays ne comptait pas reconnaître les annexions russes en Ukraine, sauf à voir le monde sombrer dans le « chaos ». Il faut voir le chemin parcouru : six mois plus tôt, c’est grâce à l’intervention des troupes de Moscou que M. Tokaïev sauvait son fauteuil, menacé par d’immenses émeutes.

Ces signaux envoyés par Astana sont d’autant plus révélateurs que le Kazakhstan s’est toujours singularisé par une prudence extrême dans ses rapports à la Russie, qui, de son côté, considère ce pays comme son partenaire le plus important en Asie centrale, sinon comme son obligé.

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Or, l’invasion de l’Ukraine, traduction de cette « loi » posée par Douguine, a produit l’effet inverse : elle a accéléré le processus d’émancipation que les ex-républiques soviétiques avaient entamé à la chute de l’URSS.

« Jusqu’à l’offensive russe, c’était une période un peu molle, explique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie-nouveaux Etats indépendants de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Ces pays cherchaient à réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie en diversifiant peu à peu leur politique étrangère, mais gentiment, sans la provoquer, et tout en profitant de ce qu’elle pouvait leur offrir. » La guerre leur a brutalement rappelé à quel point ils étaient dépendants de la Russie, et le risque que cela faisait peser sur eux. « Leur principal objectif, aujourd’hui, c’est l’indépendance et la souveraineté, poursuit la chercheuse. Depuis deux ans, on assiste ainsi à la continuation de la chute de l’URSS. »

Le cas le plus frappant est celui de l’Arménie. Ce petit Etat du Caucase, arrimé à Moscou, cherche aujourd’hui désespérément à réduire son extrême dépendance – économique et militaire – à la Russie en diversifiant ses alliances auprès des Occidentaux. Fait sans précédent, le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a lui-même déclaré que son pays avait commis une « erreur stratégique » en ne s’appuyant que sur la Russie pour garantir sa sécurité. Cette diversification est jugée vitale depuis que l’allié historique russe fait figure de traître. Après l’invasion de l’Ukraine, Moscou a fait preuve d’une grande passivité face aux attaques répétées de l’Azerbaïdjan, en conflit avec l’Arménie pendant plus de trente ans pour le contrôle du Haut-Karabakh.

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Le sort de la Biélorussie, quasiment annexée par la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, fait figure d’épouvantail. C’est le seul pays de l’espace postsoviétique à avoir prêté allégeance au Kremlin – sous la contrainte. Longtemps, son dirigeant autoritaire, Alexandre Loukachenko, avait réussi à manœuvrer entre Bruxelles et Moscou, et à retarder la concrétisation du projet d’union signé en 1999 avec la Russie. L’offensive de Moscou a achevé de le précipiter dans les bras de Vladimir Poutine, à qui il doit sa survie politique après le soulèvement populaire déclenché par sa réélection frauduleuse en août 2020.

La base arrière biélorusse

La Biélorussie sert de base arrière aux troupes russes pour attaquer l’Ukraine. Elle a modifié sa Constitution, en février 2022, pour accueillir des armes nucléaires russes et ainsi accroître la pression sur les Occidentaux. Le pays héberge aussi une partie des anciens mercenaires de la milice privée Wagner, dont Vladimir Poutine s’est débarrassé après sa rébellion avortée en juin.
 

« Loukachenko a réussi jusqu’à présent à ne pas envoyer de troupes biélorusses en Ukraine, comme le voudrait Moscou, mais il est totalement instrumentalisé, analyse Tatiana Kastouéva-Jean. S’il parvient à rester président et à ne pas devenir gouverneur d’une région russe, ce sera déjà un succès… »

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Consolidation des identités nationales

Cet éloignement se traduit aussi dans la façon dont ces pays se définissent.

« Ils ne veulent plus qu’on les appelle “postsoviétiques”, remarque Tatiana Kastouéva-Jean. J’ai reçu des réactions très violentes à des conférences à cause de ça, que ce soit avec des représentants du Kazakhstan, de la Géorgie ou de la Moldavie. » Le rejet est si fort qu’ils considèrent l’époque soviétique comme une « parenthèse », une « annexion brutale » qui a interrompu le cours de leur histoire, dont il s’agirait désormais de reprendre le fil. « Leur discours vise à consolider leur identité nationale, explique la chercheuse. Cela se construit contre l’histoire soviétique et, par ricochet, contre la Russie. »

La priorité, en Asie centrale, reste d’éviter le conflit. Les signes de soutien à l’un ou l’autre camp sont en général bannis de l’espace public. Nombre de chanteurs russes proguerre ont vu leurs tournées annulées. Là encore, les évolutions sont mesurées. Le Kirghizistan, probablement le pays le plus russophile de la région, a adopté, à l’été, une loi renforçant l’utilisation du kirghiz dans les administrations. Cette mesure a entraîné de vives protestations de Moscou, Sergueï Lavrov dénonçant une législation « non démocratique ». Quelques semaines plus tard, les deux pays annonçaient l’ouverture de neuf écoles russophones, financées par la Russie.

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Depuis l’invasion de l’Ukraine, les ex-républiques soviétiques découvrent à quel point réduire leur dépendance à Moscou est une entreprise de longue haleine, difficile et incertaine. « La Russie n’est jamais aussi dangereuse que lorsqu’elle est faible », avertit Levon Zourabian, chef adjoint d’un parti d’opposition arménien.

Loin de se limiter à l’Ukraine, Moscou mène dans son ancien pré carré une guerre hybride pour éviter que celui-ci ne lui échappe. Son influence a beau avoir diminué, il conserve un fort pouvoir de nuisance. Conscients de leur vulnérabilité, les pays postsoviétiques naviguent comme ils peuvent entre les obstacles.

« Leur objectif est d’éviter d’être entraînés dans la guerre ou affectés d’une manière ou d’une autre », précise Tatiana Kastouéva-Jean.

Pour tous, l’issue de la guerre en Ukraine sera déterminante. En attendant, la prudence s’impose.

« Par exemple, ils ne fournissent pas à Kiev d’aide militaire, seulement humanitaire », relève la chercheuse. D’autant que la Russie est loin de s’avouer vaincue, en Ukraine comme dans le reste de l’espace postsoviétique.


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> à lire en intégralité sur Le Monde

 

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Tatiana KASTOUÉVA-JEAN

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Directrice du Centre Russie/Eurasie de l'Ifri

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