L'expert russe Pavel Baev : "Les jours de Poutine sont comptés"
Pour l'analyste russo-norvégien du prestigieux Institut de recherche pour la paix d'Oslo, l'érosion du pouvoir du maître du Kremlin a atteint un point de non-retour. La semaine dernière, le professeur russo-norvégien Pavel Baev a fêté le 30e anniversaire de son déménagement en Norvège, où il travaille au sein du prestigieux Institut de recherche pour la paix d'Oslo.
Diplômé de l'Université d'Etat de Moscou en 1979 (en économie et en géographie politique), il a commencé sa carrière en Union soviétique au sein du ministère de la Défense. Considéré par ses pairs chercheurs comme l'un des meilleurs connaisseurs des transformations au sein de l'armée russe, Baev étend son champ d'expertise à d'autres domaines comme la relation sino-russe, la politique russe dans l'Arctique ou encore le Caucase.
Chercheur associé au Centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales, Pavel Baev vient de publier un passionnant article intitulé "La guerre de la Russie en Ukraine : doctrine trompeuse, stratégie erronée" (Russia's War in Ukraine : Misleading Doctrine, Misguided Strategy) disponible gratuitement, en anglais, sur le site du think tank français. Selon Pavel Baev, la rigidité de la chaîne de commandement est, avec la corruption au sein de l'institution militaire, la raison principale de l'échec de Poutine en Ukraine.
L'Express : Jusqu'à quel point Vladimir Poutine est-il correctement informé de la situation sur le terrain
en Ukraine ?
Pavel Baev : Dans les systèmes politiques rigides et autocratiques comme l'est celui du pouvoir poutinien, les subordonnés ont tendance à uniquement annoncer des bonnes nouvelles à leur chef, lequel ne veut pas contrarier son supérieur qui, a son tour ne veut pas fâcher le type au-dessus de lui. Résultat, les mauvaises nouvelles voyagent lentement. Or l'urgence de la guerre requiert au contraire un reporting efficace. Dès le début de la guerre en février, Vladimir Poutine ne disposait pas de toutes les informations qui lui auraient permis d'éviter des erreurs de calcul avant même le déclenchement de son "opération spéciale".
Au fil de la guerre - où, par nature, comme dans toutes les guerres, la situation change constamment -, il est alternativement bien et mal informé. Lorsque les troupes russes ont évacué la région de Kiev en mars-avril, il disposait forcément des vraies informations concernant la situation du terrain sans quoi il n'aurait pas donné son feu vert au repli de ses troupes.
A l'inverse, en juillet, à l'apogée de l'avancée russe dans l'oblast de Donetsk et après la prise de Lyssytchansk dans l'oblast de Louhansk, ses généraux ne lui ont pas présenté un panorama complet de la situation. Par exemple, ils ne lui ont pas expliqué qu'ils ne pourraient pas continuer leur avancée à cause du manque de ressources humaines. Si, à ce moment précis, ils l'avaient fait, alors Poutine aurait peut-être pris une décision différente. Il aurait pu, par exemple, annoncer dès juillet l'annexion compète de l'oblast de Louhansk, ce qui aurait été bien accueilli en Russie.
Il aurait pu, aussi, annoncer une mobilisation partielle d'une partie de l'armée de terre, par exemple en se limitant aux Russes qui avaient servi dans sous les drapeaux au cours de cinq années précédentes, ce qui aurait également été bien reçu. Avec ces 100 000 soldats supplémentaires, il aurait pu poursuivre son offensive. Ainsi il aurait "surfé" sur une victoire militaire, une mobilisation limitée et une annexion qui aurait paru sensée. Mais il a raté cette fenêtre d'opportunité. Mal informé du rapport de force sur le terrain, il a attendu mi-septembre pour annoncer une "mobilisation partielle". Mal "vendue" à l'opinion russe et très mal organisée, elle s'est transformée en énorme ratage. On voit par-là que Poutine n'est pas informé correctement.
La guerre d'usure dans laquelle il s'est lancé peut-elle réussir ?
Non, parce que ce genre de guerre d'attrition exige une capacité d'endurance dont ne disposent ni l'économie russe ni le complexe militaro-industriel. Malgré cela, Poutine s'est lancé dans un bras de fer contre l'Occident tout entier. Il ne pourra pas continuer indéfiniment à subir des défaites militaires tactiques comme celles qui se profile à Kherson (sud) et dans le Donbass (est) où l'armée ukrainienne progresse pas à pas. Notons que l'on assiste à une double tendance : d'un côté, le matériel de l'armée russe est de plus en plus rustique, de l'autre l'armement de l'armée ukrainienne est de plus en plus moderne.
La population russe mesure-t-elle à quel point son armée est dans une mauvaise passe ?
Jusqu'à la mobilisation de septembre, les Russes pensaient que les affaires militaires suivaient un cours normal. Mais la mobilisation de septembre, soudaine, a constitué un choc dont l'onde se fait sentir tous les jours parce que les familles reçoivent quotidiennement des informations sur l'impréparation dans les centres de recrutement et sur les mauvaises conditions d'accueil des mobilisés. Or l'effet de ces mauvaises nouvelles est cumulatif.
N'oublions pas, non plus, que le nombre de personnes ayant fui le pays est trois fois plus élevé que celui des mobilisés. Ce qui, au passage, aura un impact sur l'économie. Les prévisions annonçaient une récession de 4 à 5% cette année, ce qui paraissait "gérable". En réalité, il faut tabler sur une récession au moins deux fois plus importante, ce qui affectera les gens. Tous ces éléments conduisent les Russes à penser que les choses vont dans le mauvais sens, que la défaite se profile à l'horizon et qu'il n'y aura pas moyen de se tirer d'affaires.
Y a-t-il une opinion publique en Russie ?
Il n'existe peut-être pas d'opinion publique mais la mobilisation de septembre a créé des mécontents. Toutefois, il ne faut pas s'attendre à des manifestations populaires. Mais des mutineries sont possibles parmi les nouvelles unités fraîchement mobilisées. Et là, nous parlons de gens armés. Aussi, l'élite elle-même commence à prendre conscience qu'au sein de son système, Poutine n'est plus un atout mais un fardeau.
De la même manière que Xi Jinping est au coeur du pouvoir chinois, Vladimir Poutine est au coeur du problème russe. Sa popularité décline et, à différents niveaux, son système s'érode. Pas besoin de boule de cristal pour comprendre ça. Beaucoup de cygnes noirs tournoient au-dessus de la Russie. Et même s'il est impossible de savoir lequel changera le cours des choses, le potentiel est réuni pour que le système se casse.
Comment expliquer que, contrairement à la diaspora iranienne, les Russes de l'étranger ne se manifestent pas contre le régime ?
La première vague d'exilés, celle de février-mars, qui comptait environ 300 000 personnes est éparpillée en Europe et commence à s'organiser. Des médias digitaux commencent à apparaître sur la Toile. La deuxième vague, qui a fui la mobilisation de septembre et qui est au moins deux fois plus nombreuse, a besoin d'un peu de temps pour retomber sur ses pieds et comprendre ce qui lui arrive.
Très présents sur Internet, le leader tchétchène Ramzan Kadyrov et le patron du groupe Wagner Evgueni Prigojine profitent-ils de la désorganisation de l'armée pour monter en puissance ?
Leur présence sur Twitter, TikTok ou Instagram ne signifie pas qu'ils ont accès à Poutine. En vrai, ils sont tenus à distance du Kremlin. Mais il est clair qu'ils veulent se positionner pour l'avenir. Mais il faut comprendre que Kadyrov n'a pas d'intérêts personnels en Ukraine et qu'il se contente de mobiliser son armée en prévision des problèmes qu'il voit déjà poindre à l'horizon : après la défaite russe, il sait que le Caucase entrera dans une phase d'instabilité. Quant à Prigojine, il n'a pas la force intrinsèque de Kadyrov qui, lui au moins, peut compter sur une troupe loyale et dévouée à sa cause. Prigojine, lui, est à la tête d'un groupe de mercenaires qui, par nature, n'ont aucune loyauté à son égard et sont donc susceptibles de se vendre au plus offrant.
Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou a-t-il toujours les faveurs de Poutine ?
Les rumeurs sur sa placardisation ne sont que des rumeurs. Poutine n'est pas en mesure d'écarter Choïgou, qui lui est très loyal. Par qui le remplacerait-il ? Poutine ne dispose d'aucun général qui puisse faire mieux et lui offrir une victoire sur un plateau. Selon moi, Choïgou est là pour durer, et le chef d'état-major des armées Valeri Guerassimov aussi. Tous les regards se tournent aujourd'hui vers le général Sergueï Sourovikine. Promu commandant de l'armée russe en Ukraine en septembre, il devient le nouveau personnage central. Ce qui signifie aussi la chose suivante : si le Kremlin a besoin de faire sauter un fusible à un moment donné, il a le profil parfait pour remplir cette fonction.
Comment l'élite russe gère-t-elle la distance entre la notion modernisée de "grande puissance russe", qui lui est si chère, et la réalité constatée sur le terrain ?
C'est un travail mental difficile. Voir la défaite se dérouler sous leurs yeux est comme avaler une potion amère. Voilà un an, il était admis, y compris au-delà des frontières, que la Russie était une grande puissance. L'élite russe pensait dur comme fer que l'armée serait capable de déployer son savoir-faire dans de nombreux domaines. Soudain, la vérité est qu'elle est en ruine.
Le recul russe concerne aussi le domaine énergétique et la place du pays dans le monde. Vladimir Poutine chérissait l'idée que Moscou avait la capacité de se connecter à ce qu'en géopolitique on appelle le "Sud global". Or, à l'assemblée générale des Nations Unies en septembre, seuls 5 pays (Corée du Nord, Biélorussie, Nicaragua, Syrie, Russie) ont soutenu l'annexion des quatre régions ukrainiennes par Moscou [NDLR : 143 pays ont voté contre et 35 se sont abstenus].
C'est une gifle pour Poutine, qui n'a plus la capacité de subvertir l'ordre mondial. Même la Chine, soi-disant son très cher allié, n'a pas soutenu la Russie. Pékin est certes d'accord pour transformer le système international afin d'augmenter son influence, mais pas en cassant tout. Il faudra à Poutine beaucoup de temps pour absorber cet échec retentissant, car il n'est pas quelqu'un qui digère facilement les mauvaises nouvelles. Quant à l'élite russe, sa prise de conscience de la dégradation de la place de la Russie dans le monde n'aura sans doute lieu qu'après la fin de Poutine qui, à mon avis, n'est plus très loin...
La fin de Poutine n'est pas loin, dites-vous...
C'est peut-être un voeu pieux car il est évidemment impossible de prédire l'avenir mais, oui, je pense que ses jours sont comptés. Il devient de plus en plus clair aux yeux de tous en Russie que cette guerre est la guerre de Poutine ; que la défaite en cours est la défaite de Poutine ; et qu'aucune solution ne sera possible sans le départ de Poutine. Comment cela arrivera-t-il ? Je n'en sais rien, car chaque coup d'Etat est différent. On ne sait qu'une seule chose : les putschs qui réussissent se produisent soudainement, comme tombés du ciel. Un jour, nous nous réveillerons avec les mots "Breaking News" inscrit sur nos écrans. Et ce jour n'est plus très lointain.
A quoi pourrait ressembler l'après-Poutine ?
Ce sera un processus. Dans un premier temps, le nouveau leadership sera collectif. Il renouera, pas à pas, le dialogue avec l'Ouest et fera des compromis sur la question ukrainienne. Ce sera une période de grande instabilité avec des règlements de comptes, des chaises musicales, des évictions, des résistances, des boucs émissaires. Il y aura aussi des secousses dans "l'étranger proche" de la Russie. En Biélorussie, la chute du régime de Loukachenko devrait suivre le départ de Poutine. Au Caucase, le Tchétchène Ramzan Kadyrov sera déstabilisé. Et il le sait. C'est pourquoi il renforce son armée dès aujourd'hui.
A Moscou, il n'y aura pas de rupture radicale avec le passé, avec par exemple une guerre civile. Trop de gens ont besoin de stabiliser la Russie afin d'éviter la catastrophe totale. Les membres du collectif qui succédera à Poutine devront aussi gérer leurs intérêts particuliers : ils voudront récupérer leurs avoirs actuellement gelés en Occident en raison des sanctions individuelles qui les frappent.
L'ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovski exilé à Londres ou l'opposant Alexeï Navalny aujourd'hui en prison pourraient-ils jouer un rôle ?
Peut-être, un jour... Dans un futur très lointain... Mais non, cette hypothèse est improbable. Toutefois, la libération de Navalny pourrait, à un moment donné, permettre aux successeurs de Poutine d'indiquer à l'Occident qu'ils sont ouverts au dialogue et prêts à faire certaines réformes. Mais cela n'ira pas plus loin.
Parfois présenté comme un successeur possible, Nikolaï Patrouchev (ancien patron du FSB, très proche de Poutine) pourrait-il faire partie du groupe de gens dont vous parlez ?
Non. Patrouchev tient son pouvoir de sa proximité avec Poutine. A part ça, il ne contrôle rien. Qui plus est, il est assez âgé. Il a 71 ans. Parmi les gens au pouvoir, on retrouvera cependant des personnages connus, comme l'actuel ministre de la Défense Sergueï Choïgou ou le Premier ministre Mikhaïl Michoustine. Et d'autres. Ne vous attendez pas à des surprises ou des outsiders. Le casting sera composé de figures familières, liées à Poutine.
> Retrouvez l'intégralité de l'entretien dans l'Express
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