L'influence de la Russie et de la Chine tend à supplanter celle des Etats Unis et de l'Europe
Dans le cadre de notre couverture de la guerre de Gaza et de ses enjeux, L’Orient-Le-Jour a mené une série d’entretiens avec des experts sur cette reconfiguration régionale. Nouvel épisode avec Denis Bauchard, ancien ambassadeur, ancien directeur de la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient au ministère français des Affaires étrangères, ancien président de l’Institut du monde arabe et conseiller spécial à l'Ifri.
Avec certains de vos collègues, anciens ambassadeurs ayant une connaissance approfondie du Moyen-Orient, vous avez pris l’initiative sans précédent de mobiliser une vingtaine de diplomates de haut niveau, lesquels ont exprimé publiquement leur désaccord avec les orientations et déclarations du président de la République française sur le conflit israélo-palestinien. Qu’est-ce qui a motivé cet effort ?
Il est clair que la récente position de la France sur « la guerre totale » qui se déroule à Gaza, et, de façon plus générale, sur le conflit israélo palestinien n’a pas été comprise au Moyen-Orient comme dans de nombreux pays, tant par les gouvernements que par les opinions. Elle est apparue en retrait et, au moins dans les toutes premières déclarations, comme donnant un blanc-seing à Israël pour cette « guerre totale ». La France a joué dans le passé en Europe un rôle majeur dans la formulation d’une position visant tout à la fois à assurer la sécurité d’Israël et à reconnaître aux Palestiniens le droit à l’autodétermination, et donc à un État. Elle a toujours considéré que l’absence de règlement de la question palestinienne constituait une « bombe à retardement ». Il semble important de revenir aux principes qui ont fondé la politique de la France et de passer des déclarations aux actions concrètes. La tribune suggère quelques pistes de réflexion et d’actions sans dissimuler la gravité de la situation actuelle et les difficultés pour s’acheminer vers une solution qui donne aux Palestiniens la possibilité d’exercer leur droit à l’autodétermination.
Quelles furent les principales réactions (soutiens ou critiques) que vous avez reçues ?
Certains jugent que cette position ne dénonce pas assez les manquements au droit international commis par Israël, d’autres que nous ne soulignons pas avec assez de force les atrocités commises par le Hamas. Quant aux solutions, les uns les jugent irréalistes, étant donné les rapports de force, d’autres au contraire pensent que, compte tenu des pressions exercées sur Israël, en particulier par les États-Unis, et du sentiment d’insécurité ressenti par la population israélienne, le moment est venu de chercher enfin une solution. Mais nous sommes conscients que cette solution, qui implique des interlocuteurs pleinement légitimes de part et d’autre, ne pourra intervenir qu’à la suite d’un processus long et parsemé d’embûches.
Durant sa campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait prononcé son premier grand discours de politique étrangère à Beyrouth. Il aavait dénoncé la dérive néoconservatrice de ses deux prédécesseurs Nicolas Sarkozy et François Hollande, et affirmé qu’il souhaitait revenir à la « ligne gaullo-mitterrandienne ». Il semble s’être aujourd’hui à nouveau éloigné de cette ligne. Y a-t-il une rupture ou assistons-nous uniquement à une série d’improvisations et de maladresses ?
Le président Macron se réclame de la ligne « gaullo-mitterrandienne », bien que ce qualificatif ne soit peut-être pas aussi pertinent que d’aucuns le voudraient. La France a bâti pendant longtemps une politique étrangère d’indépendance fondée sur le dialogue avec les pays du Sud plus que sur les sanctions et sur sa capacité à parler à tout le monde, qui lui a permis de jouer un rôle d’« honest broker » souvent efficace, notamment au Moyen-Orient. Mais les résultats actuels de notre politique, plus réactive que proactive, ne sont pas toujours à la hauteur des ambitions. Il est vrai que le chaos actuel ne facilite pas la tâche. À cet égard, la responsabilité des États-Unis est écrasante : ils ont souvent mené une politique interventionniste, incohérente et dangereuse, offrant à l’Iran une influence inespérée et contribuant à la montée du terrorisme qui a dérouté ses plus proches alliés de la région, notamment la Turquie, l’Égypte et l’Arabie saoudite. Dans un tel contexte, la France a besoin de mener une réflexion sur les objectifs à définir et les moyens d’y parvenir.
Dans quelle mesure les enjeux de politique intérieure influencent-ils le positionnement diplomatique français ?
Il est inéluctable qu’en France comme ailleurs, des éléments de politique intérieure aient un impact sur la politique étrangère, et réciproquement. On rappellera que la France compte les communautés juive et musulmane les plus importantes d’Europe, à la fois en termes absolus et par rapport à l’ensemble de la population. C’est pourquoi les gouvernements successifs se sont attachés à afficher une position équilibrée vis-à-vis d’Israël comme des Palestiniens.
À l’inverse, malgré le souci d’éviter une « importation » de la question palestinienne en France, il existe un impact évident tant sur les sentiments des citoyens juifs de France que sur les musulmans. On le constate actuellement avec le développement des actes antisémites, même si ceux-ci ont des origines très diverses. De leur côté, des associations attachées à la cause palestinienne se plaignent de discriminations qui les empêcheraient de manifester ou de s’exprimer librement et de harcèlements islamophobes ou racistes contre les musulmans. À cela, s’ajoute une instrumentalisation politique évidente de ces situations tant du côté de l’extrême droite que de l’extrême gauche. Même si, globalement, il est difficile d’affirmer qu’il y a un vote juif comme un vote musulman, la politique étrangère peut avoir parfois des conséquences de politique intérieure, y compris électorales, comme on l’a constaté en 2012.
Vous avez publié de très nombreux livres et articles sur la géopolitique du Moyen-Orient. Comment analysez-vous le tournant que nous sommes en train de vivre ?
En fait, on note plusieurs basculements à caractère géopolitique qui se sont amorcés dès le début de ce siècle. C’est le cas de plusieurs pays de la région qui entendent développer une réelle autonomie de leur politique étrangère, notamment vis-à-vis de l’hyperpuissance américaine, et s’affirmer comme des puissances régionales, voire plus. Ce sont souvent des alliés proches des États-Unis, comme l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Turquie, qui diversifient leurs interlocuteurs, qui pratiquent avec efficacité le « en même temps » et qui ont noué de bonnes relations avec la Russie et la Chine. Ils ont été déçus par « l’ami américain » qui a fait fi de leurs intérêts, et notamment de leur sécurité, et affirmé sa volonté, sous Obama, de pivoter vers le Pacifique. À cet égard, l'alliance nouée par les États-Unis avec la branche syrienne du PKK, les PYD, a constitué un chiffon rouge pour le président Erdogan. Pour l’Arabie saoudite, la connivence avec la Russie pour contrôler le prix du pétrole a été également un facteur important du rapprochement de Riyad avec Moscou. Quant à l’Iran qui entretenait auparavant des relations difficiles avec la Russie et l’URSS, jugées comme des ennemies héréditaires, son isolement et la politique des sanctions lui ont fait nouer avec Moscou et Pékin des relations fortes, y compris dans le domaine militaire. Tous ont développé des politiques contraires aux intérêts américains. Ces considérations, mais également d’autres, expliquent que l’influence de la Russie et de la Chine tend à supplanter celle des États-Unis et de l’Europe. Alors que la Russie, née de l’implosion de l’URSS, avait perdu beaucoup de son influence dans cette région, elle est revenue en force depuis le début du siècle. Elle a ainsi noué des partenariats non seulement avec des pays avec lesquels des liens étroits existaient dans le passé, comme la Syrie, mais également avec des pays avec lesquels elle entretenait de mauvaises, voire d’exécrables relations, comme l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte. Son engagement en Syrie a sauvé le régime de Bachar el-Assad. Quant à la Chine, elle est passée d’une hégémonie économique – dans la plupart des pays, elle est à la fois le premier client et le premier fournisseur – à une volonté affichée de jouer un rôle politique, comme l’a montré l’accord de normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran conclu le 10 mars 2023 sous ses auspices.
Quel regard portez-vous sur les positionnements des principaux acteurs régionaux et internationaux ? Quels sont à ce stade à vos yeux les principaux gagnants et perdants ?
La réponse précédente peut permet d’établir un « palmarès », mais il est provisoire, tant le Moyen-Orient présente une situation évolutive et tant il nous a habitués à des surprises dans le passé.
S’agissant des pays de la région, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar sont devenus des acteurs incontournables ayant acquis un pouvoir d’influence, voire de nuisance, qui dépasse le seul Moyen-Orient. Quant à la République islamique d’Iran, elle a survécu et a pu développer son programme nucléaire, malgré les sanctions sévères infligées par les États-Unis puis l’Europe et la guerre de l’ombre menée par les États-Unis et Israël. En outre, en raison notamment des graves erreurs d’appréciation de la politique américaine et israélienne, elle a largement étendu son influence sur l’Irak, la Syrie et le Liban.
La Russie est certainement la grande gagnante, même si sa présence économique reste marginale. Son alliance avec l’Arabie saoudite au sein de l’OPEP+ a contribué à maintenir les cours du pétrole à un niveau élevé. Elle a reçu un soutien politique de la grande majorité des pays arabes et de l’Iran, notamment au sein des Nations unies, lui évitant l’isolement à la suite de son agression contre l’Ukraine. Plusieurs pays du Golfe dont les Émirats arabes unis, sont des hubs de contournement des sanctions qu’elle subit.
Quant à la Chine, sa position hégémonique dans le domaine économique, sa promotion de la Route de la soie et sa présence militaire à Djibouti lui permettent d'asseoir sa place et son rôle dans une région dont elle était absente il y a vingt ans.
Parmi les perdants, il y a l’Europe qui, malgré une présence économique significative dans les domaines sensibles que sont le matériel d’armement et les hydrocarbures et une aide internationale considérable aux pays de la région, a de plus en plus de difficultés à peser au Moyen-Orient. Elle a été écartée systématiquement du processus de paix par Israël et les États-Unis, alors que ses propositions, relayées par son envoyé spécial Miguel Angel Moratinos, futur ministre espagnol des Affaires étrangères, allaient dans le sens d’une solution juste et raisonnable à la question palestinienne. L’Europe a été ainsi marginalisée. Mais elle reste cependant la première source de financements extérieurs pour la plupart des pays de la région.
Les États-Unis sont globalement perdants, même s’ils conservent des bases et des effectifs militaires importants sur place et si leur présence économique reste significative dans les pays du Golfe. Mais leur image s’est encore fortement dégradée : les conséquences désastreuses de leur intervention en Irak, leur retrait humiliant d’Afghanistan, leur soutien sans faille à Israël ont contribué à nourrir un rejet de la part des opinions publiques arabes et une réputation de partenaire non fiable pour leurs gouvernements.
[...]
Entretiens menés pour L’Orient-Le-Jour par Karim Bitar, professeur de relations internationales affilié à plusieurs universités et centres de réflexion.
> Lire l'interview intégrale dans L'Orient Le Jour
Média
Partager