Marc Hecker, auteur de "Daech au pays des merveilles" : "La lutte contre le terrorisme n’est pas une science exacte…"
Dans son roman d’anticipation « Daech au pays des merveilles », Marc Hecker interroge les effets pervers de la lutte antiterroriste et les fragilités d’une société française au bord de la rupture. Entretien avec un chercheur qui mêle fiction et réflexion stratégique.

Marc Hecker explore dans son nouveau livre les impasses de la lutte antiterroriste et les fractures de la société française. Directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il publie Daech au pays des merveilles (Éditions Spinelle), un roman d’anticipation qui brouille les lignes entre fiction et analyse politique. À travers un scénario inquiétant, il interroge la tentation de la surenchère sécuritaire, le piège des réactions démesurées, et les effets paradoxaux de certaines politiques de lutte contre le terrorisme. Dans cet entretien, Marc Hecker revient sur la genèse de son livre, les mécanismes de la surréaction, et les angles morts du débat public.
Marianne : Votre livre évoque l’idée que certaines réponses sécuritaires peuvent, paradoxalement, renforcer ce qu’elles prétendent combattre. À quel moment, selon vous, la lutte contre le terrorisme bascule-t-elle dans une logique contre-productive ?
Gérard Chaliand, l’un des meilleurs spécialistes des guerres irrégulières, avait eu cette formule : « Si la guérilla est l’arme du faible, le terrorisme est l’arme du plus faible encore ». En effet, si les groupes terroristes possédaient des avions de chasse, de l’artillerie moderne et de l’infanterie en grand nombre, ils n’utiliseraient pas des explosifs artisanaux, des véhicules-béliers et des couteaux. Dans le même ordre d’idée, les attentats-suicides ont été décrits comme « l’arme de précision du pauvre ».
Pour compenser leur faiblesse, les terroristes misent sur leur détermination : ils sont prêts à se sacrifier pour la cause qu’ils défendent. L’asymétrie matérielle serait ainsi partiellement compensée par une « asymétrie des volontés ». Toutefois, cette détermination ne peut suffire à remporter la victoire. Pour avoir une chance de gagner, les groupes terroristes misent sur la surréaction de leurs adversaires pour enclencher une dynamique de violence incontrôlable.
Cette surréaction peut provenir d’une partie de la société civile : c’est le scénario envisagé dans Daech au pays des merveilles avec des attentats perpétrés par l’ultra-droite en représailles à une campagne djihadiste. La surréaction peut également provenir des autorités. Parfois, il s’agit de dérapages individuels illégaux qui sont ensuite condamnés, comme les cas de torture dans la prison irakienne d’Abou Ghraïb. Mais il peut aussi s’agir d’une politique mal maîtrisée. Une répression démesurée peut s’avérer contre-productive, par exemple en entraînant des condamnations internationales, en nourrissant la propagande adverse ou encore en favorisant involontairement le recrutement de nouveaux terroristes.
Un exemple historique de surréaction contre-productive est l’opération Demetrius, conduite par l’armée britannique en Irlande du Nord dans les années 1970. Environ 2000 personnes, suspectées de sympathies pour l’IRA, ont été arrêtées et internées administrativement. Cela a non seulement contribué à la surpopulation carcérale mais, de surcroît, une partie de ces sympathisants a ensuite basculé dans la lutte armée.
Il est en fait impossible de répondre précisément à votre question. La lutte contre le terrorisme n’est pas une science exacte et le curseur de la surréaction est difficile à placer. Il se peut que l’on se rende compte trop tard que l’accumulation de mesures antiterroristes relevait de la surréaction. C’est un peu comme la fable de la grenouille ébouillantée.
Pourquoi avoir choisi ce titre ? Quelle signification lui donnez-vous ?
Quand j’étais doctorant, il y a une vingtaine d’années, le directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri m’avait fait lire un article qui m’avait marqué, notamment en raison de son titre : « Clausewitz in Wonderland » (Clausewitz au pays des merveilles). La thèse de l’auteur était que les théories du stratège prussien Carl von Clausewitz, encore largement enseignées au début du 21ème siècle dans les écoles militaires américaines, étaient dépassées à l’ère des guerres asymétriques en Afghanistan et en Irak.
Pour ce qui est de mon livre, j’ai choisi ce titre car, à ses débuts, Daech présentait la Syrie comme une terre bénie dans laquelle tout musulman se devait d’immigrer. Dans la propagande de l’organisation, le « Cham » – pour reprendre le terme utilisé par les djihadistes pour désigner la zone syro-irakienne – était véritablement dépeint comme le pays des merveilles. Toutefois, au fur et à mesure de la lecture, l’on comprend qu’il existe un autre pays des merveilles : la France. Mais, il est sans doute préférable de ne pas en dire plus, au risque de « divulgâcher ».
En mêlant fiction et analyse politique, vous abordez des thématiques que les essais traditionnels tendent à éviter. La fiction vous permet-elle de contourner une forme d’autocensure ? Que vous autorise-t-elle, que ne permettrait pas un essai ?
Je ne me suis jamais autocensuré en écrivant des recherches ou des essais. La fiction offre plusieurs avantages. Tout d’abord, elle permet de tester des hypothèses en élaborant des scénarios. Certaines recherches ont une dimension prospective, mais la fiction permet d’aller encore plus loin. Ensuite, elle offre la possibilité de s’immiscer dans la tête des personnages, d’imaginer leurs intentions. Un gardien de prison m’a dit un jour : « On ne peut pas perquisitionner un cerveau ! ». C’est vrai dans la réalité, mais la fiction le permet. Enfin, au fil des années, un chercheur amasse de nombreuses anecdotes, parfois amusantes. Ces anecdotes n’ont pas leur place dans des publications académiques. Elles peuvent néanmoins être insérées dans une fiction. J’ajoute que la gravité du sujet n’interdit pas l’humour. D’une part, l’humour a pu être utilisé pour prévenir la radicalisation. D’autre part, il peut constituer un facteur de résilience, comme en témoignent parfois des victimes du terrorisme.
Votre roman imagine un scénario sécuritaire extrême, qui ne s’est pas encore concrétisé. Faut-il y voir un signe rassurant — preuve que nos institutions ont résisté — ou, au contraire, une inquiétude persistante, car ce scénario reste plausible ?
L’un n’empêche en réalité pas l’autre. Une des sources d’inspiration de ce livre est une audition du directeur général de la sécurité intérieure qui a eu lieu en mai 2016, dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire relative aux attentats de 2015. Le DGSI avait alors évoqué une « confrontation inéluctable entre l’ultra-droite et le monde musulman ». Or, dix ans plus tard, cette confrontation n’a pas encore eu lieu. Comment l’expliquer ? Les optimistes disent que notre société est plus résiliente qu’on ne le pense. Les pessimistes – à moins qu’ils ne soient simplement réalistes – mettent en avant l’efficacité des services de renseignement. En effet, depuis une décennie, une douzaine d’attentats d’ultra-droite ont été déjoués en France. En septembre 2024 a par exemple eu lieu le procès des protagonistes du projet « Waffenkraft ». Le leader – un admirateur du terroriste norvégien Anders Breivik – a été condamné à 18 ans de prison. En 2025 devrait avoir lieu le procès d’un autre groupe, dénommé « Action des forces opérationnelles », qui projetait de tuer de nombreux musulmans.
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>Lire l'interview sur le site Marianne
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