Nord Stream 2, nouvelle guerre froide énergétique
Après l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny, la chancelière Merkel n’exclut plus de retirer son soutien à Nord Stream 2, le projet de deuxième gazoduc reliant directement la Russie et l’Allemagne. Quasiment achevé, le pipeline pourrait sombrer sous les nouvelles sanctions financières des Etats-Unis, qui comptent eux aussi exporter leur gaz sur le marché européen.
Longtemps, Angela Merkel a cru pouvoir séparer la politique de l’économie dans le dossier brûlant de Nord Stream 2, ce projet de gazoduc reliant directement la Russie à l’Allemagne. Mais de l’aveu même de la chancelière, la politique vient de rattraper l’économie. Après l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny, la perspective de sanctions européennes contre Moscou pourrait pousser la dirigeante allemande à retirer son soutien au pipeline, qu’elle a longtemps défendu. Une telle volte-face de Berlin pourrait constituer un tournant géopolitique majeur dans la lutte entre Russie et Etats-Unis pour le marché du gaz européen.
Au centre de cette querelle gazière se trouve un long tuyau de 1,20 mètre de large et de 1 200 kilomètres de long, qui traverse la mer Baltique, des côtes russes aux côtes allemandes. Construit à plus de 90 %, Nord Stream 2 suit le même trajet que Nord Stream 1, un gazoduc mis en service en 2012. Tous deux ont une capacité de transport de 55 milliards de mètres cubes de gaz par an, soit 110 milliards de mètres cubes. Plus que la consommation annuelle de gaz allemande (95 milliards de mètres cubes).
Destiné à être exploité par le russe Gazprom, Nord Stream 2 représente un investissement de 10 milliards d’euros, financé pour moitié par ce dernier, et le reste par cinq entreprises européennes, dont la française Engie et les deux allemandes Uniper et Wintershall.
« Nous devons répondre avec le seul langage que Poutine comprend, celui des ventes de gaz »
Pour la plupart des dirigeants européens, Nord Stream 2 ne fera que renforcer la dépendance du continent à l’égard du gaz russe. Mais en Allemagne, le sujet divise beaucoup plus. Jusqu’à début septembre, Angela Merkel tenait à présenter Nord Stream comme un sujet purement économique, et insistait sur sa nécessité.
« Je crois que nous devons admettre que si nous éliminons le charbon et l’énergie nucléaire, nous aurons besoin de plus de gaz naturel », affirmait-elle en janvier 2019 au forum économique de Davos. « La polémique sur la provenance de notre gaz naturel est sans objet. Nous n’avons d’autre choix que de continuer à nous approvisionner en gaz naturel russe », ajoutait la chancelière, tout en disant vouloir diversifier ses fournisseurs.
L’affaire Navalny a changé la donne. Selon les autorités allemandes, l’opposant russe a été empoisonné le 20 août en Russie par un agent « de type Novichok », développé par l’Union soviétique et déjà utilisé contre l’ex-espion russe Sergueï Skripal et sa fille en 2018.
Comme les autres pays européens, Berlin somme le gouvernement russe d’apporter une explication dans l’affaire Navalny et a pris en charge les soins de ce dernier, qui est sorti du coma le 7 septembre. Ce même jour, interrogé sur d’éventuelles sanctions, le porte-parole du gouvernement allemand a indiqué qu’Angela Merkel « considère qu’il serait erroné d’exclure dès le départ » des conséquences pour le projet Nord Stream 2.
Depuis l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, la dirigeante allemande est mise sous pression par des responsables politiques de tous les camps, même le sien. Deux des prétendants à sa succession à la tête des conservateurs ont réclamé l’abandon du projet, dont le président de la commission des Affaires étrangères de la chambre des députés allemands, Norbert Röttgen. « Nous devons répondre avec le seul langage que Poutine comprend, celui des ventes de gaz », a-t-il lancé.
Un argument repris par les Verts allemands, qui critiquent aussi l’aspect climaticide du projet.
« L’Allemagne, plus grand marché gazier d’Europe, est le premier client du gaz russe, et Moscou satisfait la moitié de la demande allemande, acheminée pour l’essentiel via Nord Stream 1 », note Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Devenus exportateurs de gaz, les Etats-Unis utilisent l’arme financière
Ces nouvelles menaces allemandes ne sont pas le seul obstacle à Nord Stream 2. Considérant le projet comme une « agression russe », les autorités américaines ont adopté un premier volet de sanctions financières en décembre 2019, visant les entreprises participant à l’installation du pipeline et entraînant un premier retard dans le chantier.
Même si des navires russes ont pris le relais en mer Baltique, Washington a menacé durant l’été 2020 d’adopter un deuxième volet de sanctions extraterritoriales, visant cette fois toute entreprise liée au projet. Trois sénateurs américains ont même envoyé début août une lettre au port allemand de Sassnitz, où aboutit le gazoduc, dans laquelle ils menacent ce dernier de « destruction » financière, entraînant les protestations de l’Allemagne et d’autres pays européens.
Depuis 2016, les Etats-Unis ont massivement développé leur production de gaz naturel liquéfié (GNL), exportable via des navires méthaniers. Désormais accessibles au gaz américain, plusieurs pays européens ont investi dans des terminaux méthaniers destinés à importer du GNL. L’Allemagne a même prévu d’en construire deux, tout en soutenant en parallèle la construction de Nord Stream 2.
« Berlin souhaite sécuriser son approvisionnement en gaz sans passer par l’Ukraine ou la Biélorussie, qui peuvent connaître des conflits avec la Russie à l’avenir », précise Marc-Antoine Eyl-Mazzega.
Ukraine et Pologne vent debout contre Nord Stream 2
Cette volonté allemande de traiter directement avec la Russie tout en diversifiant ses fournisseurs de gaz a froissé les pays d’Europe de l’Est. En particulier la Pologne, qui souhaite se libérer du gaz russe. Le pays a ouvert un terminal GNL, lancé la construction d’un gazoduc relié à la Norvège, et annoncé qu’il mettrait fin en 2022 à un grand contrat gazier avec la Russie lié au gazoduc Yamal, qui relie la Russie à l’Allemagne via la Biélorussie et la Pologne.
Quant à l’Ukraine, encore plus dépendante du gaz russe, elle s’oppose à Nord Stream 2 notamment parce qu’elle tire des revenus du transit du gaz russe sur un autre gazoduc, Fraternité, reliant lui aussi la Russie à l’Allemagne.
« En Europe, personne à part Berlin n’était favorable à Nord Stream 2 », observe Marc-Antoine Eyl-Mazzega. Reste à savoir si Angela Merkel osera s’opposer frontalement au pipeline. « Pour l’Allemagne, s’opposer à Nord Stream 2 consisterait à accepter les nouvelles sanctions américaines, mais on ignore à ce jour si ce deuxième volet de sanctions sera adopté avant la présidentielle américaine, même si l’hostilité à Nord Stream 2 fait l’objet d’un consensus bipartisan », poursuit le chercheur.
Si ces sanctions sont confirmées, anticipe-t-il, le projet serait décalé de plusieurs années, sans perspective concrète d’être relancé, au vu de l’incertitude à long terme sur la demande de gaz allemande, qui s’est engagée à la neutralité carbone d’ici 2050.
> Lire l'article sur le site d'Alternatives Economiques
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