Paris-Moscou, les montagnes russes
La stratégie d'Emmanuel Macron vis-à-vis de la Russie s'inscrit dans une continuité... très contrastée.
Depuis des années, le dialogue franco-russe tient à un slogan assez flou et simplificateur, abondamment utilisé durant la campagne présidentielle de 2017 par les tenants d'un rapprochement entre Paris et Moscou (en particulier par François Fillon) : "Il faut se parler". A la vérité, on n'a cessé de la faire.
"Moins bien qu'avec Chirac"
Jacques Chirac (qui avait plus que des notions de langue russe) était déjà un fervent partisan du tête-à-tête direct et l'initiative assez audacieuse qu'il prit en 2003, avec le chancelier allemand Gerhard Schröder, pour contrer l'intervention américaine en Irak (assortie d'un véto au Conseil de sécurité de l'ONU), doit être rappelée comme un moment paroxystique : il s'agissait carrément de constituer un axe franco-germano-russe, à une époque où Vladimir Poutine - alors plutôt ouvert et demandeur - n'en était qu'à ses débuts, dans le but de contrebalancer la vision hégémonique et guerrière de l'administration Bush. Il n'en est rien resté de concret, si ce n'est l'hommage appuyé du président russe à son homologue français.
Le 14 mai 2017, lors du sommet de Pékin consacré aux "Nouvelles routes de la soie", Poutine avait déclaré sobrement, mais clairement : "Macron ? De toute façon ce sera mieux... Mais moins bien qu'avec Chirac" (anecdote rapportée par Jean-Pierre Raffarin). Ce qui pourrait représenter une invitation à se dépasser pour Emmanuel Macron... Il y a quelques jours à peine, le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov, a résumé la limite des attentes russes vis-à-vis de Macron par ces mots : "Jusqu'ici, les meilleures relations, c'était avec Jacques Chirac." Une formulation qui semble regretter, surtout, l'évolution suivie par la politique extérieure de la France sous Nicolas Sarkozy.
En décidant d'effacer l'héritage gaulliste et de rejoindre le commandement intégré de l'OTAN, six mois seulement après son élection, Nicolas Sarkozy, qui a paru privilégier le président fantoche Dmitri Medvedev à Vladimir Poutine (qui n'était devenu Premier ministre que pour contourner la Constitution russe en attendant le temps d'une législature pour revenir au sommet), a envoyé à Moscou un signal perçu comme un alignement sans faille sur les Etats-Unis. Entre autres gestes, la vente de navires Mistral à la Russie, conclue en 2010, avait pour objectif de retisser des liens - on sait ce qu'il en est advenu...
Lors de la crise libyenne de 2011, le veto russe sur la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui autorisait l'intervention militaire en Libye à des fins humanitaires, aurait pu marquer un rapprochement dans la mesure où cette inflexion fut décidée par Medvedev. Mais, si l'on en croit la version russe, le recours à des moyens militaires terrestres pour obtenir une victoire rapide aurait provoqué la colère de Poutine, qui a alors vivement reproché à Medvedev d'avoir fait cette concession aux Occidentaux. En réalité, c'est la "cornerisation consentie" de la Russie en Libye qui a sans doute irrité le vrai maître du Kremlin. Leçon qu'il retiendra au sujet de la Syrie, sujet sur lequel il ne laissera plus rien passer
Le point le plus bas
Avant Chirac, François Mitterrand, au temps de l'URSS, avait lui-même prolongé la tradition gaulliste d'un subtil équilibre entre l'appartenance indéfectible au camp occidental et la recherche d'un contact ininterrompu avec le Kremlin. Quitte à commettre l'erreur d'envoyer un pathétique télégramme de soutien à Guennadi Ianaïev, qui fut le très éphémère président de l'Union soviétique, du 19 au 21 juin 1991, après avoir participé au coup d'Etat contre Mikhaïl Gorbatchev - putsch qui se solda par l'ascension de Boris Eltsine.
La gauche au pouvoir a rarement la bonne touche avec la Russie. François Hollande, attaché au respect des droits de l'Homme qui faisaient l'ADN du Parti socialiste, devra à la fois renouer le contact après l'intervention occidentale en Libye et assumer l'isolement français concernant la Syrie. Plus d'une conférence de presse entre Poutine et Hollande commencera par la formulation des désaccords entre Paris et Moscou, comme s'il s'agissait en soi du principal élément de définition des rapports franco-russes.
Comme le précise la chercheuse Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la Russie, "c'est sous la présidence Hollande que la relation bilatérale a atteint l'un des points les plus bas de son histoire, marqué par l'annexion de la Crimée [en mars 2014], les sanctions [prises par l'UE contre la Russie], la résiliation des contrats de vente des porte-hélicoptères Mistral ou encore l'annulation de la visite de Poutine à Paris, en octobre 2016".
Un électrochoc inaugural
Héritier de ce lourd contexte, Emmanuel Macron a procédé à un électrochoc inaugural. Le jour de la réception de Vladimir Poutine à Versailles, le 29 mai 2017, le franc-parler qu'il a employé à l'endroit de son invité constitue à la fois une sorte de sommet de franchise (susceptible d'évacuer les miasmes d'un campagne présidentielle caractérisée par trop de bassesses proférées par les médias russes) et annonce la recherche d'une stabilisation. Emmanuel Macron est très soucieux d'une refondation durable des relations franco-russes, alors même qu'il a choisi d'afficher avec Donald Trump une complicité destinée à compenser des différends fondamentaux. Peut-il en aller de même avec Vladimir Poutine, dont les critères politiques sont inconciliables avec ceux des démocraties occidentales ?
Avec la Russie, Macron sait parfaitement que la problématique essentielle relève d'une autre dimension que le dialogue ou les embrassades ; elle consiste à confronter les intérêts communs (il en existe) et les divergences de vue (très profondes) dans un contexte global caractérisé par l'évolution très inquiétante de la position américaine sur l'échiquier mondial (en particulier au Moyen-Orient). À quoi s'ajoutent les échanges entre les sociétés civiles russe, au nom d'une amitié entre les deux peuples déjà ancienne. Par ce biais, Emmanuel Macron apparaîtrait comme un président régulateur ; c'est en soi une ambition déjà élevée. C'est sans doute en élargissant le spectre stratégique pour relativiser les zones d'ombre que le président français peut apaiser des relations franco-russes très tumultueuses. On est encore loin d'un rapprochement, il faut néanmoins en créer les circonstances. A suivre...
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