"Pour le camp occidental, le rôle que jouera la Turquie dans le dénouement de la crise ukrainienne est crucial"
La présidentielle de 2023 n’est pas étrangère au repositionnement géopolitique du président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui se campe en médiateur dans le conflit en Ukraine. Mais la neutralité d’Ankara reste ambivalente, analyse Dorothée Schmid, spécialiste du monde méditerranéen, dans une tribune au « Monde ».
La Turquie entretient avec la Russie un rapport très spécial. L’héritage historique est celui d’une compétition impériale pour le contrôle de territoires et le maintien de zones d’influence en Europe, au Moyen-Orient, dans le Caucase et en Asie centrale. Le retour du refoulé impérial entretient, dans les deux pays, une pulsion révisionniste sur leurs frontières qui, parfois, les rapproche face aux Européens. Mais la concurrence des intérêts les oppose sur plusieurs théâtres : militairement, en Syrie et en Libye ; de façon indirecte en Afrique, où ils imposent leur coopération à la faveur des coups d’Etat qui s’y multiplient.
Les deux pays ont appris à composer partout pour éviter l’affrontement direct. Ils ont travaillé ensemble à une paix provisoire dans le Caucase après le conflit du Haut-Karabakh [à l’automne 2020], et la Turquie, soutien militaire de l’Azerbaïdjan, s’engage maintenant vers la normalisation de ses relations avec l’Arménie, sous l’œil des Russes. Economiquement, les Turcs sont dans une situation de dépendance énergétique (gaz) et alimentaire (blé) vis-à-vis de la Russie. Ils tentent de desserrer l’étau et leurs importations de gaz russe ont été pratiquement divisées par deux en quelques années.
Neutralité active
Recep Tayyip Erdogan, constamment et personnellement en affaire avec Vladimir Poutine depuis l’intervention russe en Syrie [en septembre 2015], connaît sans doute mieux qu’aucun autre chef d’Etat les leviers du régime russe et la psychologie de son leader. Souvent en situation de faiblesse, il est obsédé par le rééquilibrage de la relation et considère le succès de son intervention en Libye contre le maréchal Haftar, soutenu par les Russes, comme un tournant.
L’Ukraine figurait aussi, depuis quelque temps, sur la liste des sujets de friction entre les deux pays. Ankara entretient avec Kiev une coopération étroite et Erdogan s’y est encore rendu début février pour signer un accord de libre-échange. Il fournit des drones indispensables pour la défense du pays, a d’emblée appelé au respect de l’intégrité territoriale ukrainienne, et fermé après quelques hésitations le Bosphore aux belligérants – les forces navales russes « utiles » ayant déjà rallié leur poste en mer Noire. Alors que l’opinion turque se prononce massivement en faveur de la neutralité face au conflit, Erdogan parle de médiation. La Turquie veut, en réalité, être à la fois une chambre de compensation – elle n’applique pas les sanctions et laisse son espace aérien ouvert ; un gatekeeper qui contrôle les détroits, fonction qui concerne aussi les alliés de l’OTAN ; et une tierce partie qui offre au minimum ses bons offices – une prochaine phase de négociations russo-ukrainiennes est annoncée à Istanbul.
Cette neutralité turque, pour le moins active, reste ambivalente. Pour le camp occidental, le rôle que jouera la Turquie dans le dénouement de la crise est crucial. Sa contribution à l’OTAN est dans toutes les têtes : après avoir offert sans succès ses services pour la sécurisation de l’aéroport de Kaboul en pleine débâcle américaine, en juillet 2021, Ankara sait aujourd’hui que notre sécurité en mer Noire sera bientôt tributaire de ses choix stratégiques. Recep Tayyip Erdogan espère aujourd’hui que Vladimir Poutine sortira affaibli de cette guerre ; il ne lui tournera pas forcément le dos pour autant.
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Dorothée Schmid est spécialiste du monde méditerranéen et dirige le programme « Turquie contemporaine et Moyen-Orient » de l’Institut français des relations internationales.
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