Présidentielle américaine : pourquoi le système électoral n'est-il toujours pas réformé ?
Parfois qualifié d'«injuste», «complexe» et «peu représentatif du peuple», le système de vote fondé sur un collège électoral de 538 grands électeurs souffre d'irrémédiables tares.
Aux appels démocrates à dénombrer «tous les votes» se succèdent désormais les cris du camp Trump, qui exige à ce qu'on les recompte un à un. Près d'une semaine après l'annonce de la victoire de Joe Biden , le président sortant ne reconnaît pas sa défaite et souhaite renverser la vapeur en profitant du système électoral américain. Un processus complexe, que d'aucuns en France qualifient d'illogique. L'Institut français des relations internationales (IFRI) décrit même un système «injuste», dominé par «l'inégalité» et «le manque de représentativité».
Outre-Atlantique, le suffrage est indirect : les électeurs ne glissent pas le nom du candidat qu'ils aimeraient voir à la tête du pays, mais celui de 538 grands électeurs (correspondant aux 100 sénateurs et 438 membres de la Chambre des représentants), majoritairement encartés dans le camp des démocrates ou des républicains. Ce sont eux qui désignent ensuite le président des États-Unis. Selon un sondage de Gallup , célèbre cabinet d'études, 61% des Américains souhaiteraient l'abolition pure et simple de ce «collège électoral». C'est ce dispositif qui a permis la victoire de Donald Trump en 2016, malgré un déficit de près de trois millions de votes populaires face à Hillary Clinton. Il n'a pas été le seul président à avoir profité de ce fonctionnement : George W. Bush avait été élu avec 543.000 bulletins de moins que son adversaire démocrate. John Quincy Adams, en 1824, avait aussi remporté l'élection avec 38.000 voix de moins que son adversaire. Depuis deux siècles, ce système électoral qui permet la victoire de candidats minoritaires en voix essuie de nombreuses critiques de citoyens s'estimant lésés et trop peu représentés. Pourquoi n'a-t-il toujours pas été réformé en profondeur ? »
Tous les États du pays ne sont pas égaux en termes de poids électoral. Si le nombre de sénateurs lié à chaque État demeure fixe (2), celui des représentants est décidé au prorata du nombre d'habitants. À titre d'exemples, la Californie, avec ses 40 millions de citoyens, dispose de 55 grands électeurs (53+2) ; l'Ohio 18 (16+2), grâce à ses 12 millions d'habitants ; le Wyoming, 3 (1+2), en raison de ses quelque 580.000 résidents. «Avec ce système, les petits États, majoritairement républicains, sont surreprésentés au Sénat, décrypte pour Le Figaro Nicole Bacharan, politologue francoaméricaine et coauteure de First Ladies. Dans l'esprit des Pères fondateurs, un tel mécanisme équilibre le poids des États entre eux. De son côté, l'IFRI affirme qu'il biaise le système. « Les 25 États les moins peuplés, qui représentent mathématiquement la moitié des sièges au Sénat, comptent pour seulement 16 % de la population américaine.» Par conséquent, «les démocrates doivent gagner très largement sur le plan national pour gagner simplement une petite majorité au Sénat », explique l'Institut. «Si réforme il y avait, reprend Nicole Bacharan, et donc suffrage universel direct, les petits États perdraient le poids qu'ils ont dans le collège électoral. Donc ils n'accepteraient jamais sa suppression». Et d'admettre : «C'est un système profondément injuste pour le peuple. Le Wyoming, que Donald Trump avait remporté en 2016, possède 3 grands électeurs pour moins de 600.000 habitants. La Californie, où Hillary Clinton s'était imposée, dispose de 55 grands électeurs pour 40 millions d'habitants. Cela signifie que la voix d'un électeur du Wyoming compte 3,6 fois plus que celle d'un électeur de Californie !» Républicains et démocrates n'ont pas intérêt à changer « La vérité, c'est que les deux partis dominants ont bien compris que les règles actuelles les favorisent : ils se succèdent au pouvoir », assure au Figaro Marie-Christine Bonzom, spécialiste des États-Unis. En cause, notamment, le principe décrié du «winner takes all» («le gagnant rafle tout»). »
Dans la quasi-totalité des États américains, à l'exception du Maine et du Nebraska, le camp qui arrive en tête des votes remporte l'intégralité des grands électeurs du territoire - la majorité simple suffit. De fait, «le système exclut tout candidat alternatif», déplore la spécialiste. La Pennsylvanie en est un bon exemple : Joe Biden, crédité de 49,8% des voix, gagnera les 20 grands électeurs de l'État. Donald Trump, avec 49,0% des bulletins, n'aura rien. Tout comme Jo Jorgensen, candidate du Parti libertarien, qui n'a suscité l'intérêt que de 1,2% des votants. «La démocratie américaine a profondément besoin d'être plus ouverte et plus représentative, estime Marie-Christine Bonzom. Le pays pourrait notamment généraliser, comme dans le Maine et le Nebraska, une dose de proportionnelle. Cela ouvrirait le débat public à d'autres idées, à d'autres partis», et faciliterait aussi le système de comptage des voix. «Si l'on s'approchait d'''un homme une voix'', ce serait en effet bénéfique pour les États-Unis», souligne quant à elle Nicole Bacharan.
Une réforme quasiment impossible
Malgré les réticences des États et des partis, la question de la réforme s'est souvent posée. 900 tentatives ont abondé en ce sens depuis le début du XIXe siècle. L'abolition du collège électoral, point central de cette structure, a notamment été proposée par le candidat démocrate Bernie Sanders , en quête d'un suffrage universel direct. «Bernie Sanders est toujours resté dans un monde imaginaire - dans le monde réel, on ne peut pas le faire», tranche Nicole Bacharan.
En cause, notamment, la présence du collège électoral dans la Constitution. Seul un amendement, voté par les deux tiers des deux chambres et ratifié par les trois quarts des États, pourrait permettre son abolition, après un interminable processus d'examen du texte par les petites et grandes institutions du pays. En vain. «C'est absolument impossible !», martèle Nicole Bacharan. «Les seules réformes réalisables sont des mesures de simplification locales», indique Marie-Christine Bonzom, avant d'évoquer le National Popular Vote Interstate Compact . L'initiative, lancée en 2016, réunit 15 États et le District de Columbia, dont l'ambition est de donner leurs grands électeurs au candidat ayant remporté le vote populaire. Mais les autres États n'ayant pas adhéré à la cause, elle reste lettre morte pour le moment. «La Californie, constamment démocrate, ne se portera pas volontaire pour donner ses électeurs au candidat républicain», souffle Nicole Bacharan. Selon elle, «ce système, indéboulonnable, est dangereux. Il n'est acceptable que lorsque les voix du collège électoral et des citoyens concordent, mais l'unité du pays est menacée». Et de citer en exemple l'élection de 2016, où la victoire de Trump s'est faite au détriment de plusieurs millions de votes.
Voter aux États-Unis, un parcours du combattant
À un système électoral complexe, quasiment impossible à changer, s'ajoute le problème de l'accès au vote. Pour Marie-Christine Bonzom, les problèmes commencent dès l’inscription sur les listes électorales : «Les Américains ne reçoivent pas d'inscriptions automatiques - de fait, un quart des citoyens en âge de voter, beaucoup désillusionnés par ce système extrêmement complexe, ne s'inscrivent pas.» Ce sont les États qui imposent leurs conditions de vote, et non le gouvernement fédéral. Certaines règles, parfois ubuesques, compliquent le processus électoral sous couvert de vouloir le protéger. L'Alabama, l'Alaska et le Mississippi, entre autres, exigent que les bulletins envoyés par La Poste soient signés par un notaire ou des témoins. Dans 16 États, les bulletins de votes postaux n'ayant pas deux enveloppes pour cacher l'identité de l'électeur doivent être déclarés non valables. Dans certains comtés, «le vote en personne est limité à une seule date, les bureaux ferment dès 18 heures et les citoyens qui quittent leur travail pour voter ne sont généralement pas payés durant cette période», précise un article de The Atlantic . Certains territoires, comtés ou États, généralement sous domination républicaine, s'arrangent pour limiter ou compliquer les conditions d'accès à l'approche des élections : c'est le «vote suppression», comme l'indique Nicole Bacharan. «C'est aussi vieux que la politique américaine. Lorsque les Noirs ont obtenu le droit de voter grâce à une loi fédérale, tous les États ségrégationnistes ont tenté de les en empêcher», relate l'historienne. »
«Aux États-Unis, il n'y a pas de carte d'identité, et la plupart des gens n'ont pas de passeport, détaille l'experte. Quand un État conservateur demande de présenter une pièce d'identité avec photo, et donc un permis de conduire, ce n'est pas innocent. Les gens les plus modestes n'en ont évidemment pas - c'est une manière comme une autre d'écarter les plus pauvres, ou les minorités, plus susceptibles de voter démocrate.» Au contraire, les États démocrates, depuis les années 80, n'ont eu cesse de chercher à faciliter l'accès aux urnes, notamment en proposant le vote par correspondance, pour récolter les voix des minorités, des classes pauvres et des communautés isolées. Malgré tous ses défauts, la démocratie américaine a démontré une vivacité certaine. Environ 160 millions d'Américains ont voté cette année . L'issue incertaine du scrutin a mobilisé. Parmi les votants, Franck, un Français expatrié à San Francisco depuis 1979 et contacté par Le Figaro, illustre cette problématique : «Je ne comprends quasiment rien aux élections d'ici, mais je savais une chose. Je ne voulais plus de Trump comme président !»
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