Sébastien Lecornu et Thomas Gomart: « La France face au nouvel ordre post-guerre d’Ukraine »
GRAND ENTRETIEN - Pour Le Figaro Magazine, le ministre des Armées et le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) ont débattu de l’avenir de notre sécurité face à de nouvelles formes de conflit, de nouvelles alliances et de nouvelles menaces.
À quelques jours de l’anniversaire du début de la guerre en Ukraine, Le Figaro Magazine a invité le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, et le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Gomart, à en tirer les conséquences. Ils en ont profité pour envisager les enjeux stratégiques de demain à la lumière de ce conflit, tout particulièrement pour la France. Sébastien Lecornu détaille la réponse du gouvernement exprimée par la loi de programmation militaire qu’il défendra en mars devant le Parlement. De son côté, Thomas Gomart, qui vient de publier chez Tallandier Les Ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, * redessine les lignes de force dans le monde. D’une grande pertinence, son ouvrage décortique un ordre mondial en plein bouleversement, mais insiste aussi sur deux facteurs cruciaux: la nouvelle donne énergétique et les risques climatiques.
LE FIGARO MAGAZINE. - Depuis le début de la guerre en Ukraine, certains brandissent le spectre d’une troisième guerre mondiale. Qu’en pensez-vous?
Sébastien LECORNU. - Nous vivons une guerre qui repose sur une contestation de frontières et une volonté de conquête territoriale. C’est une violation du droit international par la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. C’est de surcroît une guerre conventionnelle menée par une puissance nucléaire. Mais, je me méfie des comparaisons avec le passé, chaque situation est différente.
Thomas GOMART. - Le pape François a évoqué une «troisième guerre mondiale par morceaux». Si nous sommes bien face à des pics de violence politique, je serais bien en peine de définir clairement les camps qu’opposerait cette troisième guerre mondiale. Ce terme fait immanquablement écho aux deux guerres mondiales, alors que nous sommes dans un système interdépendant comme jamais.
De manière visible, la Russie de Poutine désigne «l’Occident collectif» comme son ennemi. Nous ne sommes pas en guerre contre le peuple russe, mais soutenons résolument l’Ukraine, qui est en situation de légitime défense face à une agression de la Russie qui vise ouvertement les civils.
De manière invisible, il existe des effets entre trois fronts: celui ouvert en Ukraine, celui latent en mer de Chine et, enfin, celui du Moyen-Orient. La Russie et l’Iran, les deux pays les plus sanctionnés au monde, transforment leurs crises intérieures en conflits extérieurs. Ils se rapprochent d’une Chine qui retrouve ses réflexes marxistes-léninistes, tout en cultivant l’Europe.
Le problème des Européens est d’avoir désarmé alors que les grands acteurs ont réarmé, Thomas Gomart
Cette guerre a redonné sa raison d’être à l’Otan, dont le président Macron avait dit qu’elle était en état de «mort cérébrale». L’idée de défense européenne a-t-elle encore une pertinence?
S. L. - Quand le président parlait de mort cérébrale, il s’interrogeait légitimement sur le devenir de cette alliance, avant tout militaire, et dont l’objet était de se défendre face aux dangers venus du flanc est de l’Europe. Il est évident que l’agression russe en Ukraine redonne tout son sens à l’Alliance atlantique, dont la France est l’un des membres fondateurs. Je le rappelle, car l’Otan a été un des rares sujets de politique étrangère qui a fait débat pendant la campagne présidentielle de 2022, avec des extrêmes qui contestent notre appartenance! Or, ce n’est pas qu’une organisation politique et diplomatique, c’est aussi une organisation militaire avec des mécanismes de solidarité, d’entraînement en commun et d’interopérabilité entre armées. Elle joue donc un rôle clé dans notre système de défense même si, grâce au général de Gaulle, nous sommes toujours soucieux de préserver notre autonomie. Mais je reviens à votre question sur la défense européenne. Elle est complémentaire de l’Otan, et on ne doit pas les mettre en concurrence. Il serait faux de laisser croire que nous pourrions être aussi efficaces militairement entre Européens hors de l’Alliance atlantique. En revanche, entre Européens nous devons travailler à développer une autonomie stratégique collective, notamment pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Il n’y a pas de défense européenne si nous sommes totalement dépendants de l’industrie militaire américaine.
T. G. - Pour mémoire, Emmanuel Macron a utilisé cette formule, fin 2019, dans un contexte de vive tension entre la France et la Turquie, membre de l’Otan, et compétiteur en Méditerranée orientale. En principe, une alliance permet de réguler les relations entre ses membres.
En France, évoquer l’Otan renvoie automatiquement au retrait du commandement intégré décidé par le général de Gaulle en 1966 et aux relations avec Washington. En septembre 1958, sa première grande manœuvre diplomatique vise à obtenir une sorte de directoire à trois (États-Unis, Royaume-Uni, France) au sein de l’Otan. Elle échoue. En dépit de bien des aléas, les relations entre les trois plus anciennes démocraties se trouvent au cœur de la politique de sécurité de notre pays depuis 1917, relations renforcées par le nucléaire.
Le problème fondamental des Européens est d’avoir désarmé depuis le début des années 1970 alors que les grands acteurs - Américains, Chinois, Russes, Saoudiens, Turcs, Indiens - ont réarmé massivement. L’Otan leur a permis de masquer leurs insuffisances militaires. Dès 2017, Emmanuel Macron s’est distingué de ses trois prédécesseurs en prenant acte de la dégradation de l’environnement stratégique et en relançant la dépense militaire.
Ceci pèse d’ailleurs sur la relation franco-allemande. Nous avons un rapport doublement asymétrique avec notre principal partenaire. D’une part, nous avons décroché économiquement avec une croissance allemande supérieure à la nôtre depuis une génération. De plus, l’Allemagne a construit son modèle en exportant vers les États-Unis et la Chine pendant que nous avons creusé notre déficit commercial. D’autre part, nous avons fait preuve de plus de constance et de sérieux en matière de défense et de sécurité. La guerre d’Ukraine révèle une Allemagne, quatrième économie mondiale, qui découvre l’état de ses forces armées. Son modèle, c’était l’exportation, la garantie de l’Otan sans investir et du gaz russe bon marché pour sortir du nucléaire.
Dernier point sensible, Paris et Berlin sont critiquées, de manière parfois injuste, par certains de leurs partenaires européens pour avoir cherché une solution diplomatique avec Moscou sans prendre en compte la nature fondamentalement agressive du régime. Pour maintenir l’unité européenne, Paris et Berlin doivent nourrir leurs relations politiques avec Londres, la Pologne et les pays Baltes afin de renforcer la sécurité européenne.
Sébastien Lecornu, la France a été naïve?
S. L. - Je ne crois pas. Certainement pas chez nos généraux, qui ne savent que trop bien où sont les intérêts de la France! Avoir des propos publics mesurés ne signifie pas être naïf. En revanche, une partie de nos élites éprouvent - ou ont éprouvé - une fascination pour la Russie de Vladimir Poutine, en lien parfois avec un anti-américanisme primaire. Cela a pu les empêcher d’apercevoir le problème de sécurité que pose actuellement la Russie à notre continent. Ceux qui ne regardent pas la diplomatie russe actuelle avec les bonnes lunettes se trouvent encore parfois sur des plateaux de télévision ou dans certaines formations politiques représentées au Parlement… Enfin, je partage l’analyse de Thomas Gomart sur la nécessité de resserrer nos liens avec Londres: le Brexit n’a pas éloigné certaines menaces que nous devons traiter en commun, notamment dans l’Atlantique.
Les ambitions chinoises constituent-elles une menace pour la France?
T. G. - Elles ne représentent pas une menace directe de nature militaire, mais un poids politico-économique de plus en plus structurant. Actuellement, le sujet stratégique est celui de la convergence sino-russe, dans la mesure où la guerre d’Ukraine accélère l’intégration de la Russie et de l’Iran au système énergétique chinois. En outre, la Chine apporte son soutien politique à la Russie dans ce conflit. Les deux pays ont enclenché une dynamique en 2012, qui a abouti en 2022 avec leur déclaration d’une «amitié sans limites». Ils se sont convaincus, un peu trop vite, d’un déclin accéléré et irréversible des États-Unis. Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont rencontrés plus de quarante fois: ils accentuent le contrôle intérieur et idéologique dans leurs pays respectifs. Moscou recourt à la force pour modifier l’ordre international alors que Pékin modifie graduellement le statu quo avec Taïwan, sa priorité stratégique.
Poursuivre notre remise à niveau, se préparer à un engagement majeur, et à des menaces d’un genre nouveau, Sébastien Lecornu
Faut-il épauler les États-Unis face à La Chine?
T. G. - Nous devons éviter l’antagonisme frontal avec Pékin pour une raison simple: à la différence de la Russie, la Chine est loin de désigner l’Europe comme son ennemie. Depuis 2021, elle est devenue le premier partenaire commercial de l’Europe. En exacerbant les tensions avec la Chine, on pourrait se retrouver dans un scénario de conflit mondial. Et se retrouver piégé par la rivalité sino-américaine. Parallèlement, il faut dissiper toute illusion sur le modèle économique chinois.
S. L. - La Chine présente un défi, mais nous ne devons certainement pas chercher l’antagonisme avec elle: ce n’est ni notre histoire ni notre intérêt. De nombreux partenariats existent avec la Chine et de grandes entreprises françaises y possèdent des activités économiques. Vis-à-vis de Pékin, nous devons continuer à envoyer des signaux clairs, notamment sur le respect de notre souveraineté dans nos territoires de l’Océan indien et du Pacifique Sud. Regardez le Pacifique Nord. S’y croisent aujourd’hui les trois marines de guerre les plus puissantes du monde - Chine, États-Unis, Russie -, un État foyer d’une crise de prolifération nucléaire, la Corée du Nord, - et une zone de tension autour de Taïwan. Ajoutez à cela la pression démographique de l’Asie tout entière qui conduit à des surpêches menaçant la réserve halieutique. Face à ces défis, la France doit avoir un rôle de puissance d’équilibre tout en rappelant aux protagonistes: ces territoires, c’est chez nous! Nous avons récemment intercepté un navire de guerre iranien au large de la Polynésie. Même s’il ne constituait pas une menace directe, nous devons faire respecter notre souveraineté
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*Les Ambitions inavouées, Tallandier, 336 p., 22,50 €.
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