Thierry de Montbrial : « Une erreur majeure serait de continuer à laisser l'Iran se tourner vers la Chine »
L'Europe peut-elle retrouver un souffle ou bien est-elle sur la voie de la dislocation ?
On observe depuis plusieurs années que la mondialisation se traduit par deux phénomènes apparemment contradictoires : l'élargissement des espaces pertinents pour les décisions publiques, comme pour le climat où l'échelle nécessaire embrasse d'emblée les plus grands Etats ; et le mouvement inverse qui est la fragmentation. La cause de ces deux phénomènes est la même : la révolution des technologies de l'information et les bouleversements qu'elle entraîne dans les représentations territoriales.
Il y a là une dialectique dans laquelle les Etats traditionnels, westphaliens, se trouvent mal à l'aise. Il est intéressant de rappeler qu'au XIXe siècle a fleuri toute une littérature sur la notion de la taille optimale des Etats. La question des Etats trop petits est en fait posée depuis longtemps.
Cela ne freine pas le mouvement indépendantiste catalan...
Chaque entité territoriale qui a eu un rôle dans l'histoire est tentée de se reforger une identité. Cela peut prendre des tournures passionnelles. Tel a déjà été le cas en Ecosse. Tel est aujourd'hui le cas en Catalogne. La formation territoriale de l'Espagne a été douloureuse, les plaies se sont souvent rouvertes. La tendance fragmentation/regroupement s'inscrit d'une façon propre à chaque pays. Aujourd'hui, on parle beaucoup d'indépendance mais dans le monde actuel la réalité est l'interdépendance ! Carles Puigdemont n'a jamais dit clairement ce qu'il entendait par l'indépendance. Son projet est idéologique. D'où l'affolement de beaucoup d'entreprises, les annonces de délocalisations, etc. On voit bien qu'à travers les entreprises d'un côté et les réactions européennes de l'autre, un principe de réalité se manifeste. Néanmoins, le mouvement de fragmentation pourrait se poursuivre. A long terme, même un pays comme la France pourrait se trouver un jour atteint. On sous-estime toujours les remontées de l'histoire, en particulier quand les choses vont mal. « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l'est à sa façon » : la phrase par laquelle Tolstoï commence « Anna Karénine » s'applique aussi aux peuples. Quand tout va bien, personne ne pense à l'histoire. Quand ça va mal, on la revit et on la transpose en discours identitaire.
On peut aussi aboutir à la conclusion inverse. Forts de l'enseignement du Brexit, les Catalans sont finalement contraints de reculer face à une aventure aussi risquée ?
Il est dans l'intérêt de tous que les indépendantistes catalans modèrent leurs ardeurs. Mais on ne peut jamais exclure les dérapages, les drames passionnels. Dans l'histoire, c'est souvent les hypothèses les plus improbables qui se réalisent. Ainsi en fut-il de la chute de l'Union soviétique en 1989-1991. En ce qui concerne la Catalogne, si l'Espagne parvient à franchir sans tragédie la passe actuelle, on peut imaginer ultérieurement un processus d'adaptation de la Constitution espagnole. Mais cela ne se fera pas à chaud. L'Espagne ira peut-être vers un fédéralisme mieux structuré. Il y a là une problématique plus générale dans l'Union européenne et dans le monde entier car les questions de partage de responsabilités dans les structures territoriales complexes est universel. J'ajouterai que le droit international est contradictoire : d'un côté, il y a l'interdiction de changer les frontières unilatéralement et, de l'autre, le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. C'est au nom de ce principe qu'on a commis l'erreur, selon moi, de reconnaître le Kosovo comme un Etat. Ce principe est fractal et source de crises à répétition...
Qu'est-ce que le discours d'Emmanuel Macron sur l'Europe va avoir comme conséquences ?
Il saisit toutes les occasions pour développer sa vision. C'est d'ailleurs une manière de faire très française. En ce qui concerne l'Europe, il exprime une volonté de reconstruction, de rectification des erreurs, d'adaptation, plutôt que de refondation. Il peut compter sur Angela Merkel dans les quatre ans qui viennent, même si elle n'a pas une majorité confortable.
La majorité d'Angela Merkel sera-t-elle moins européenne ?
L'AfD, dans l'opposition, sera dérangeante mais les libéraux du FDP sont favorables à la construction européenne même s'ils ont une ligne rouge : non à la solidarité budgétaire en faveur d'Etats membres indisciplinés.
Justement, c'est ce que souhaite Paris. Dans ces conditions, que peut donner concrètement le projet avancé par Emmanuel Macron ?
Il est peu vraisemblable qu'en sortira un modèle radicalement nouveau. Chacun en Europe a sa vision. Mais au moins pour les quatre prochaines années, il y a des leaders en France et en Allemagne qui partagent la volonté de faire avancer les choses. La crédibilité de la France dépend essentiellement de la réussite de ses réformes économiques. Sur la loi travail, les résistances ont commencé à s'organiser. Jusqu'où iront-elles ? Il y a deux aspects ici : la réalité des réformes et la perception qu'en auront principalement les Allemands. Si dans les deux ans qui viennent, les réformes sont perçues comme un succès, cela donnera une force énorme à la France. Si elle est perçue comme crédible, cela changera beaucoup de choses.
Comment percevez-vous l'évolution du régime chinois à la veille du congrès du Parti communiste chinois qui va reconduire Xi Jinping à la tête du pays ?
La Chine a une grande stratégie qu'elle développe sur terre avec les routes de la soie, sur mer avec des revendications régionales et le développement de sa marine, et dans l'espace avec une volonté de conquête spatiale. La Chine se pose comme le seul rival des Etats-Unis dans le cyberespace avec ses géants. La Chine et les Etats-Unis tendent à former un duopole. A cet égard, l'Europe commettrait une erreur majeure vis-à-vis de la Russie, de la Turquie et de l'Iran en continuant de les laisser se tourner vers l'Asie et notamment la Chine. L'aile conservatrice du régime iranien, par exemple, porte de plus en plus le regard vers l'Asie, ce qu'on a tendance à sous-estimer.
La montée de la puissance chinoise est la grande affaire du XXIe siècle, mais gardons-nous d'une approche trop linéaire : à trop se polariser sur la puissance future de la Chine, on en oublie que ce pays a régulièrement connu des phases de grand désordre. Les classes moyennes se développent et l'on voit poindre des forces dans la société qui pourraient aussi ébranler le régime. En juin 1989, celui-ci aurait pu mourir à Tiananmen. Le père de Singapour Lee Kuan Yew m'a dit un jour : « On craint la puissance de la Chine mais ce qu'il faut craindre encore plus, c'est sa décomposition... » Les dirigeants chinois connaissent évidemment ce risque. Ils sont très réalistes. Le choix même de Xi Jinping il y a cinq ans et sa reconduction aujourd'hui en témoignent. Hu Jintao, le prédécesseur de Xi, était considéré comme trop faible.
La situation en Corée du Nord peut-elle dégénérer en guerre chaude ?
Tout est possible mais ce n'est pas le plus probable. Depuis la chute de l'Union soviétique, les pays les plus directement intéressés par la péninsule coréenne veulent le maintien du statu quo : Chine, Japon, Etats-Unis, Russie et même Corée du Sud. J'ajoute qu'une fraction significative de la population sud-coréenne éprouve de la sympathie pour le Nord et ne veut surtout pas d'une confrontation. C'est le cas de l'actuel président. La nouveauté est que le jeune Kim Jong-un a totalement pris le pouvoir, éliminé les proches de son père, fait assassiner son demi-frère qui était la carte que les Chinois gardaient en réserve pour éventuellement le remplacer. Aujourd'hui, les Chinois eux-mêmes sont dans l'embarras. Le but de Kim est d'entrer dans le club des puissances nucléaires et de négocier ensuite la survie du régime en position de force.
Donald Trump a-t-il une stratégie vis-à-vis de la Corée du Nord ?
Les Etats-Unis paraissent impuissants et je ne pense pas que Trump ait une vision claire sur ce dossier. Déclencher un conflit avec la Corée du Nord serait extraordinairement hasardeux. Au-delà, je note cependant que depuis qu'il est président, il n'a pas (encore ?) fait d'erreur majeure en politique étrangère, ce qui n'est en soi pas si mal. Le plus grand dommage que Trump a causé à l'Amérique c'est l'affaiblissement de son soft power et de sa crédibilité. Pour revenir au dossier coréen, il est possible que ce soient les pays « de l'Est », Chine et Russie, qui sortent renforcés de la crise.
L'ingérence de la Russie via les réseaux sociaux dans les élections américaines vous a-t-elle surpris ?
Si cette ingérence a été orchestrée au plus haut niveau de l'Etat russe, cela montrerait que Vladimir Poutine a été un très mauvais stratège puisqu'il a abouti au résultat inverse de celui qu'il escomptait ! Et à la limite, cela aurait servi de vaccin en montrant les limites de ce genre de politique. Par ailleurs, personne ne me fera croire que les Etats-Unis n'ont pas eux-mêmes des moyens d'influence sur les autres pays par de multiples canaux. Ils sont beaucoup plus puissants sur les réseaux numériques, mais on en parle moins. Nous vivons dans un monde où tout le monde est manipulé par tout le monde...
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Thierry de Montbrial est le président fondateur de l'Institut français des relations internationales (Ifri), créé en 1979. Diplômé de l'Ecole polytechniqueet de l'Ecole des mines, il est docteur d'Etat en économie de l'université de Berkeley. Professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, il a dirigé le département des sciences économiques de l'Ecole polytechnique entre 1974 et 1992. Premier président de la Fondation de la recherche stratégique (1993-2001), il a mis sur pied le centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères et en a été le premier directeur (1973-1979). Il est membre de l'Académie des sciences morales et politiques depuis 1992.
Son actualité
Il vient de publier un nouvel ouvrage, « Vivre le temps des troubles », publié chez Albin Michel, où il affirme que « jamais le présent n'a été soumis à pareil choc tectonique entre son futur et son passé ». Début novembre, il célébrera le dixième anniversaire de la World Policy Conference qui se tiendra à Marrakech et qui rassemble 250 experts des relations internationales.
Voir l'interview sur le site des Echos
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