Thomas Gomart (Ifri) : "Si les Européens laissent les Ukrainiens à leur sort, ce sera la fin de l’Europe"
Désarmée face aux chocs contre l’Occident, anesthésiée par le parapluie américain, l’Union doit organiser seule sa sécurité, avertit l’historien Thomas Gomart, directeur du think tank français. Sa survie est en jeu. Rencontre.
Ses propos font froid dans le dos. Pourtant, Thomas Gomart, le directeur général de l’Institut français des relations internationales (Ifri) – institution qui s’est imposée comme le premier think tank français avec une cinquantaine de chercheurs – est un homme posé, qui ne se départit jamais d’un calme sourire. « Si les Européens laissent les Ukrainiens à leur sort, ce sera la fin de l’Europe et de l’Otan, prévient-il. Des Etats comme la Pologne et les pays baltes ne l’accepteront pas, eux. Il y aura à nouveau une cassure au sein de l’Union européenne. »
Le jeune quinquagénaire qui paraît dix ans de moins parle avec clarté et conviction, sans jamais pontifier. ll s’excuse presque de la gravité de son message : « Dans notre métier nous sommes pessimistes par nature, nous jouons assez vite les cassandres. »
Ses avertissements seront-ils entendus ? L’Accélération de l’histoire, le livre qu’il vient de publier chez Tallandier, appelle les Européens à cesser d’être spectateurs et prendre en main leur propre sécurité. « Je suis frappé que nous n’ayons pas conscience de la gravité de la guerre en Ukraine pour nous. Le soutien européen est largement insuffisant », déplore-t-il. Et de souligner le « décalage énorme entre le discours et la réalité de ce qui est produit en termes militaires et économiques ».
Une marginalisation inquiétante
Un soutien qui doit tenir dans la durée. Car l’autre erreur des Européens est d’avoir imaginé que la guerre en Ukraine allait se finir avec la contre-offensive du printemps 2023. Un aveuglement qui, dans certaines sphères, va jusqu’au défaitisme. « Dans certains milieux à Paris, on ne comprend pas pourquoi l’Ukraine n’a pas capitulé, pourquoi sa flotte ne se saborde pas », se désole l’historien, qui n’en dit pas davantage.
Pour Thomas Gomart, la faiblesse de la sécurité européenne n’est pas tant une affaire de moyens – en cumulé, les différents Etats alignent 250 milliards d’euros de dépenses militaires par an – que de volonté. « La quasi-totalité des pays européens ne conçoit sa sécurité que dans le cadre de l’Otan : « Quand je suis victime d’attaques, j’appelle Washington ». »
Autre symptôme de la marginalisation des Vingt-Sept, la présence croissante des Etats asiatiques dans la sécurité de la zone : « La Corée du Nord et l’Iran arment la Russie, le Japon soutient politiquement l’Ukraine et la Corée du Sud fournit en armements la Pologne ». Dans l’hypothèse d’une réélection de Donald Trump et d’un brutal désengagement des Etats-Unis du conflit ukrainien, les Européens pourraient se retrouver au pied du mur. « Trump, ça va être leur moment de vérité », soupire-t-il. Une situation très délicate et paradoxale, où « les forces les plus antiaméricaines et prorusses pourraient nous demander de nous aligner sur Washington ».
Un projet d’asservissement
Dans une telle perspective, l’Europe n’a donc pas d’autre choix que d’assurer sa propre défense, juge l’intellectuel. A cet égard, la France a pris un peu d’avance sur ses voisins. « Emmanuel Macron est le premier, depuis quatre présidents, à relancer la dépense militaire », salue-t-il. Un effort louable après deux décennies d’abandon, notamment « les années Sarkozy [qui] ont complètement dévitalisé le militaire ».
Toutefois, en dépit du discours de l’Elysée sur « l’économie de guerre », le compte n’y est pas, avec un réarmement en réalité très insuffisant. « La loi de programmation militaire, ce sont 100 milliards qui servent à ne pas reculer. Un tiers de ce budget est consommé par l’inflation, un autre par les grands programmes et le dernier va améliorer l’état des stocks », tacle cet esprit indépendant. Autre faiblesse française, et plus largement, européenne, la manie d’acheter américain. En France, l’industrie de défense pâtit aussi d’un sous-financement chronique.
Tout aussi important que son arsenal militaire, le réarmement des Européens doit être aussi intellectuel. Avec des accents quasi churchilliens, Thomas Gomart invite les responsables de l’Union à changer de posture – cesser de se voir encore « comme le centre alors qu’ils ne le sont plus » – et à ouvrir les yeux sur les vrais desseins russes.
« Nous ne voulons pas voir que cette guerre est existentielle pour les Ukrainiens. Ils ont compris ce que voulait dire dénazification et démilitarisation. » Un projet d’asservissement. Il est désormais temps d’être lucide sur la nature de la relation sino-russe. « Moscou s’est mis dans une situation de dépendance extrêmement forte à l’égard de la Chine, observe-t-il. Il est utilisé par la Chine comme une sorte de bélier pour accélérer la désoccidentalisation du monde. »
Il y a urgence enfin à voir les menaces nucléaires représentées par « les trois pays les plus sanctionnés au monde » par la communauté internationale. La Russie, d’abord. Un pays qui mène « une guerre coloniale sous protection nucléaire » et utilise la rhétorique de l’atome pour « inhiber » l’Occident, instiller le doute.
L’Iran, ensuite, qui dans la perspective du 50e anniversaire de la révolution islamique poursuit son obsession d’acquérir l’arme nucléaire. La Corée du Nord, enfin, parvenue à accélérer ses programmes nucléaires et balistiques en dépit d’un régime de sanctions particulièrement sévères. Doit-on en conclure qu’elles étaient inutiles ? « Elles ont produit du temps stratégique que nous avons dilapidé », rétorque-t-il.
« Bifurcation ratée »
Dans ce monde de blocs interdépendants, les chercheurs occidentaux ont-ils manqué certaines évolutions ? La mutation idéologique de la Russie n’a du moins pas échappé à l’Ifri, qui avait créé un observatoire sur ce pays dès 2003.
Thomas Gomart, qui a consacré sa thèse aux relations franco-soviétiques et passé beaucoup de temps dans l’ex-patrie du communisme, revient sur le tournant anti-occidental. Il date la cassure de la fin des années 2000 – période où « des choses étaient encore possibles » – et s’attarde sur la « bifurcation ratée » de 2008. A cette date, le Britannique Tony Blair propose un accord entre Moscou et l’Otan, « qui met la Russie sur un pied d’égalité ». Mais Vladimir Poutine remilitarise « à bas bruit » et prend une autre voie.
Les opérations extérieures s’enchaînent – Géorgie, Syrie, Crimée… –, accompagnées d’un discours de plus en plus anti-occidental. Au passage, l’historien dézingue l’idée, instillée par l’ambassade de Moscou à Paris depuis des années, d’une « humiliation » infligée à la Russie par l’Occident. « Faire entrer au G8 [en 1997] un pays qui avait alors le PIB du Portugal est une drôle de manière de l’humilier. Du flan ! »
Préparé à l’invasion russe de février 2022, le spécialiste avoue toutefois avoir été surpris par la résistance ukrainienne. A posteriori, il concède aussi avoir manqué un signal : le fait que la Russie, en dix ans, soit devenue la première puissance céréalière mondiale. Un élément a posteriori décisif. « Cela traduit une logique d’autosuffisance, la vision d’un monde « Mad Max » [film dystopique de 1979]. Poutine voulait être autonome par rapport à des Européens qu’il comptait mettre à genoux. » Bruxelles serait bien avisée d’entendre ce wake up call et suivre son conseil : en dire moins, en faire plus.
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