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Thomas Gomart: « La France doit se préparer aux nouvelles guerres invisibles »

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interviewé par

  Isabelle Lasserre
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ENTRETIEN - L’historien pointe la compétition que se livrent les grandes puissances dans les domaines environnementaux, financiers, technologiques ou de la cybersécurité. La mondialisation accélère la compétition entre les nations, de manière plus ou moins visible. Le directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) invite l’Europe à actualiser son logiciel géopolitique et géoéconomique et à consentir des efforts dans le domaine de la défense, notamment du renseignement.

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Thomas Gomart, directeur de l'Ifri
Thomas Gomart, directeur de l'Ifri
David Atlan/Tallandier
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Il publie Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques (Éditions Tallandier).

LE FIGARO.- Qu’appelez-vous les guerres invisibles?

Thomas GOMART.- Les militaires n’ont pas le monopole de la guerre. Ce titre traduit l’enchevêtrement des conflits économiques, militaires et technologiques. Guerres invisibles est une tentative de réponse à La Guerre hors limites, un ouvrage publié en 1999 par deux officiers chinois qui listaient 24 types de guerres différentes, allant de la guerre environnementale à la guerre médiatique. Les Européens n’ont voulu voir dans la mondialisation qu’une intensification des flux et une interpénétration des sociétés au détriment de la conflictualité. Or la mondialisation n’est pas qu’un phénomène social, c’est aussi, et peut-être surtout, la compétition à laquelle se livrent les puissances de manière plus ou moins visible.

Quelles sont les grandes guerres invisibles?

Tout d’abord, il faut comprendre qu’elles se jouent avec pour toile de fond la convergence entre la dégradation environnementale et la propagation technologique. Les deux principales puissances mondiales, la Chine et les États-Unis, qui représentent 45% des émissions mondiales de CO2 , subordonnent leurs politiques climatique et numérique à leur rivalité stratégique. Nous sommes à la veille d’innovations en matière de géo-ingénierie dans le domaine climatique dont la portée pourrait être comparable à celles que nous avons connues dans les années 1980 dans le domaine numérique. Les Européens doivent suivre de très près les recherches visant à modifier le climat car l’enjeu, pour la Chine et les États-Unis, c’est la maîtrise du thermostat mondial. Climat et technologie sont indissociables. La «civilisation écologique» promue par la Chine se traduit par un système de contrôle individualisé et collectif extrêmement poussé par des moyens technologiques. Quant aux États-Unis, ils n’envisagent nullement la sobriété comme réponse au dérèglement climatique. Les deux pays contrôlent un grand nombre de nœuds névralgiques par lesquels passe la coopération ou s’exerce la coercition. Exemples: les infrastructures aéroportuaires, les plateformes numériques ou les moyens de paiement. Les Européens en maîtrisent certains, mais doivent apprendre à naviguer dans un emboîtement de souverainetés et de juridictions.

Quels sont les principaux défis géopolitiques aujourd’hui?

Le principal, c’est le passage d’une économie politique internationale basée sur le pétrole à une économie politique internationale basée sur la donnée. En juin 2020, les sept plus grandes entreprises numériques représentaient 7 200 milliards de dollars de capitalisation boursière ; celle des sept plus grandes majors pétrolières s’élevait à 2 500 milliards. En deuxième lieu, les conséquences de la rivalité sino-américaine, qui libère aussi les ambitions de puissances régionales. En troisième lieu, l’évolution du commerce international et l’accentuation des inégalités globales dans un système-Terre de plus en plus contraint.

  • "L’Europe dispose d’atouts sérieux dans ces guerres invisibles à condition de consentir des efforts dans le domaine militaire pour rester crédible dans les autres. Elle doit accepter le coût de sa défense, seule manière de continuer à exercer une influence pour organiser la mondialisation.", Thomas Gomart

Dans les guerres invisibles, il y a aussi les services de renseignements et la cyberguerre…

Oui, les services de renseignements sont les détenteurs des intentions véritables des États. Depuis le 11 septembre 2001, avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan, leur poids n’a cessé de s’accentuer aux États-Unis dans l’élaboration et la conduite de la politique étrangère américaine, ainsi qu’en termes de politiques intérieure. En Russie ou en Chine, ils sont au cœur du pouvoir politique et économique. Ce n’est pas le cas en Europe, et en France notamment, même si leurs moyens ont été significativement renforcés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais aussi des ingérences technologiques ou informationnelles. En effet, les services de renseignements sont en première ligne des cyberguerres, aussi bien en défensif qu’en offensif. La cybersécurité est non seulement un enjeu de souveraineté pour les États, mais aussi une question de capacité d’action pour les entreprises et les individus. La numérisation de l’ensemble des activités économiques confère aux plateformes systémiques, presque exclusivement américaines et chinoises, un rôle cardinal. Chacune à leur manière, elles s’insèrent dans le complexe militaro-industriel des deux pays. Pour les Européens, il y a urgence à repenser les échanges civilo-militaires dans le domaine technologique. En effet, les cycles d’innovation sont profondément transformés par les plateformes numériques en raison notamment de leurs capacités massives d’investissements. Avec les objets interconnectés, l’enjeu réside dans la maîtrise des données industrielles.

Quel rôle peut jouer l’Europe dans ce nouveau monde de guerres invisibles?

L’Europe doit commencer par actualiser son logiciel géopolitique et géoéconomique. Tout d’abord, elle doit renouveler sa vision des interdépendances, qui sont toujours asymétriques. Il faut donc une cartographie précise de celles qui lui sont favorables et de celles qui lui sont défavorables, le tout dans un environnement hautement volatile. Ensuite, elle doit rompre avec l’idée, encore très répandue dans ses élites, que le reste du monde aspirerait fondamentalement à vouloir vivre comme elle. L’Europe dispose d’atouts sérieux dans ces guerres invisibles à condition de consentir des efforts dans le domaine militaire pour rester crédible dans les autres. Elle doit accepter le coût de sa défense, seule manière de continuer à exercer une influence pour organiser la mondialisation.

La France est-elle armée pour affronter ce nouveau monde?

Elle l’est sans doute davantage que bien d’autres pays, même si son appauvrissement réduit ses marges de manœuvre. L’enjeu est d’abord intellectuel. Ses élites devraient s’efforcer de penser en termes de «grande stratégie», c’est-à-dire de mise en cohérence des politiques économiques, des actions diplomatiques et de la préparation militaire à l’échelle d’une génération. C’est très difficile à l’heure de l’instantanéité de la vie politique, mais c’est indispensable. Nous avons toutes les capacités pour conduire cet effort intellectuel collectif, qui permettrait aussi de réfléchir à l’identité française de manière moins réactive et plus prospective. Il faut réapprendre à penser et à agir en dépassant les calendriers électoraux. C’est ça l’urgence.

 

«Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques», deThomas Gomart, Éditions Tallandier, 336 p., 20,90 €.

 

> Lire l'interview sur le site du Figaro

 

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