Thomas Gomart: « Nous vivons un moment machiavélien »
INTERVIEW - Selon le directeur de l'Ifri, l'affolement du monde se ressent davantage sur le continent européen qu'ailleurs.
En quoi l'opposition que vous faites entre Machiavel et Savonarole illustre-t-elle le champ politique d'aujourd'hui ?
Thomas GOMART. - Mon livre commence effectivement par une visite au couvent Saint-Marc à Florence, où le jeune Machiavel est venu écouter les prêches apocalyptiques de Jérôme Savonarole. Je pense que nous vivons un moment machiavélien au sens où nous naviguons désormais par gros temps, nullement à l'abri d'un retour de la violence politique et des grandes peurs. À l'instar des cités-États italiennes, les pays européens semblent convaincus de la supériorité de leur modèle politique: les premières devinrent la proie des grandes monarchies. Machiavel invite au réalisme. Il nous rappelle que le mal est politiquement plus significatif que le bien et qu'en matière internationale, les rapports de force l'emportent sur les utopies. Repartir de Savonarole et Machiavel est une manière d'opposer une prédication qui fustige à une pensée qui dévoile, d'opposer la «vraie lumière» du premier à la «vérité effective de la chose» du second.
Quelles sont les raisons de l'affolement du monde ?
L'élection de Trump en est le symptôme le plus visible . Elle traduit le triomphe de l'émotion sur la raison et renforce la valeur politique de l'ignorance et du mensonge. Elle traduit aussi la revanche des laissés-pour-compte de la mondialisation. L'explication principale tient dans une croyance selon laquelle l'ouverture économique devait mécaniquement entraîner une ouverture politique. Or nous assistons à un retour en force du politique et à une mise au pas du libre-échange. Cet affolement se ressent davantage sur notre continent qu'ailleurs, parce que les Européens réalisent que leur modèle, dont ils pensaient qu'il s'étendrait, est remis en cause par des logiques traditionnelles de puissance.
Les États-Unis s'éloignent-ils définitivement de l'Europe ?
Avec Donald Trump, nous assistons là aussi à l'accélération d'un processus - la distanciation transatlantique - amorcé sous George Bush fils. Sa première manifestation a eu lieu en 2003, avec l'opposition franco-germano-russe à l'intervention américano-britannique en Irak. Même si les relations se sont depuis améliorées entre Washington et Paris, la tendance américaine à considérer les Européens comme des alliés peu fiables n'a cessé de se confirmer. Donald Trump l'exprime de manière frontale en affirmant que les Européens doivent payer pour leur sécurité, qui est assurée par les États-Unis pour la plupart d'entre eux. Il considère également qu'il faut corriger la relation commerciale américano-européenne, excédentaire en faveur de l'Europe. Les Européens sont des clients avant d'être des alliés. On peut s'attendre à ce que la dimension transatlantique dans le domaine militaire soit de plus en plus tendue à mesure où les Européens donneront une dimension industrielle à leur volonté d'autonomie stratégique. Pour ces derniers, la décision américaine de se retirer de l'accord nucléaire iranien, a créé une nouvelle cassure. C'est durable.
Quel danger le nationalisme russe résurgent fait-il peser sur le monde ?
Il est avant tout dangereux pour la périphérie de la Russie. Après les interventions en Géorgie et en Ukraine, la Russie y est redevenue la puissance militaire dominante. Au-delà de l'Asie centrale et du Caucase, la menace est perçue comme élevée dans les pays Baltes et en Pologne, mais aussi en Finlande ou en Suède. Par ailleurs, le régime de Vladimir Poutine a utilisé la guerre limitée comme principal outil de transformation du système international. Son intervention en Syrie a modifié les rapports de force sur le terrain et sauvé Bachar el-Assad. La Russie de Poutine est probablement entrée dans un cycle d'interventions au moment où les Occidentaux en sortent. L'intervention à l'étranger participe du prestige recherché par Moscou pour effacer symboliquement sa défaite de la guerre froide. Enfin, la Russie produit une idéologie cohérente depuis les années 2000. Elle se considère comme l'avant-garde d'une grande révolution conservatrice.
En Syrie, la Russie a-t-elle un rôle stabilisateur ou déstabilisateur ?
Ni l'un ni l'autre. L'intervention russe en Syrie a modifié le rapport de force. C'est un succès militaire pour la Russie, qui oblige les Occidentaux à reconsidérer leurs modalités d'intervention . Mais je ne pense pas qu'elle soit en mesure de trouver seule une issue politique. Comme les autres, elle risque l'enlisement.
Quelle place pour l'Europe dans ce monde en recomposition ?
L'Europe est déboussolée, pour reprendre le titre d'un de mes chapitres. Elle donne aujourd'hui l'impression d'être à contre-courant de la logique d'un retour des puissances traditionnelles. Cependant, des signes de prise de conscience sont visibles, comme la décision historique de la Commission européenne de prévoir un budget pour la défense à partir de 2021. C'est un progrès, mais l'Europe est trop lente. Est-elle capable non seulement d'unité mais aussi d'efficacité? C'est toute la question car l'absence d'Europe ne ferait qu'amplifier le désordre mondial.
Qu'est-ce qui pourrait faire exploser l'Europe ?
Les scénarios ne manquent pas, ce qui permet aussi de souligner la capacité d'adaptation de l'Europe. Cela dit, la répétition de la crise des migrants de 2015 serait difficilement gérable. Une crise financière aiguë en Italie provoquerait des dégâts difficiles à apprécier sur la zone euro. Ce sont les deux risques les plus visibles en ce début 2019.
L'est et l'ouest de l'Europe sont-ils réconciliables ?
La crise migratoire masque quelque chose de plus fondamental. Les pays de l'Est sont entrés en dépopulation. Cette tendance va s'accélérer dans les années à venir, ce qui explique beaucoup de leur rapport au monde. C'est paradoxal: les démocraties illibérales fustigent l'UE alors qu'elle leur offre un cadre pour exister à l'échelle internationale et amplifie leur voix. Les pays de l'Est ont la possibilité d'avoir une politique étrangère pour la première fois depuis des décennies. Après avoir eu si longtemps le sentiment d'être abandonnés, ils peuvent enfin exister et faire entendre leur voix. Il faut les écouter, continuer à travailler avec eux, tout en assumant une Europe à plusieurs vitesses.
L'affaiblissement de la puissance française est-il irréversible ?
Non. La France a traversé bien des crises au cours de son histoire et elle conserve des atouts indéniables. Ce qui est en jeu actuellement, c'est le rapport que les Français entretiennent à la mondialisation . Avec environ 1 % de la population et 2 % de la richesse mondiale, la France ne peut pas raisonnablement prétendre imposer, seule, sa vision. Elle doit faire preuve de lucidité et comprendre qu'aux yeux du monde elle n'est pas à plaindre, car les Français disposent d'un des systèmes les plus redistributifs au monde et de capacités encore autonomes de défense. Mais toute politique étrangère commence à la maison et repose sur la crédibilité qu'elle inspire aux autres.
Thomas Gomart vient de publier « L'Affolement du monde. 10 enjeux géopolitiques ».
Lire l'interview sur le site du Figaro.fr
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