National Insecurity. U.S. Intelligence afther the Cold War
Les attentats du 11 septembre 2001 et leur suite guerrière ont relancé les interrogations sur le fonctionnement du système de renseignement nord-américain, sur la qualité réelle de ses prestations et sur les ajustements à opérer. Au milieu de constats désabusés, de déclarations d’intention, d’opérations de désinformation auto-exonératoires et de polémiques médiatiques à moyenne intensité, cet ouvrage collectif dirigé par Craig Eisendrath (Center for International Policy) apparaît comme un témoignage bienvenu. Se voulant synthétique, il dresse un tableau raisonné et articulé des dysfonctionnements qui affligent les services spéciaux américains. Quant au titre retenu, il n’apparaît rien moins que prémonitoire à la lumière des événements de l’automne dernier. Alors même qu’elles prétendent être les ultimes garantes de la sécurité collective, la CIA, la NSA et leurs homologues ont connu un échec de proportions historiques, qui jette de sérieux doutes quant à leur capacité d’adaptation au réel.
National Insecurity se décompose en dix chapitres, qui couvrent les missions externes des organes de renseignement dans le monde de l’après-guerre froide: surveillance des Etats voyous et des grandes puissances instables (Russie); suivi minutieux des matériaux nucléaires; contrôle des armes biologiques et chimiques; régulation du trafic de stupéfiants; neutralisation des mouvances terroristes. Le bilan des services américains face à ces problèmes apparaît mitigé. D’après les auteurs, les spécialistes du renseignement n’ont pas su faire évoluer leurs grilles de pensée et leurs schémas de fonctionnement. Pris dans des logiques de lutte bloc contre bloc, qui justifiaient toutes sortes d’écarts et d’approximations, ils n’ont pas pris la peine de se remettre en question. De là une série de dysfonctionnements: fourniture d’informations biaisées et imprécises, lancement d’opérations clandestines mal calibrées, pratique systématique de l’auto-absolution. Une fraction des contributeurs semble considérer ces faiblesses avec une bonne dose de fatalisme: à quoi bon fustiger l’incurie bureaucratique?
Mais ce n’est pas la seule ligne d’interprétation. Deux des chapitres de l’ouvrage évoquent les attaches douteuses entre organismes de renseignement extérieur et entités criminelles organisées: juntes sadiennes, narcotrafiquants, groupements activistes réputés 'contrôlables'. Dans sa contribution, A.-W. Mc Coy montre comment l’idéologie sert les dérives de certaines entités. Sous prétexte de mener la lutte contre un ennemi idéologique réputé dangereux, une partie de la CIA aurait assouvi des intérêts a priori très éloignés de la sécurité nationale. Dans le même ordre d’idées, le chapitre rédigé par J.-A. Blum évoque les retombées contre-productives des interventions –militaires/politiques– clandestines: cristallisation de suspicions lourdes visant les Etats-Unis et les décideurs politico-militaires (Cuba), développement des 'coups tordus' dans le processus politique domestique (Watergate), brouillage des objectifs nationaux (Iran-Contra), promotion d’activistes sous-qualifiés et irresponsables (le syndrome Oliver North), création d’infrastructures militantes extrémistes (Afghanistan), expansion de la base d’influence de la pègre (mafia italienne), etc.
La qualité du recueil vient notamment de la concision synthétique des contributions. Bien rédigées, elles donnent envie de compléter et de préciser les informations données. Ces bons points ne doivent pas pour autant masquer les faiblesses de l’ouvrage. National Insecurity concentre le feu sur la CIA: réflexe logique, compte tenu des attributions formelles et des missions opérationnelles dévolues à cette institution. Mais l’agence de Langley n’est pas seule en cause. Bien avant le drame du 11 septembre, plusieurs polémiques avaient mis en relief les carences de certaines des agences en charge de la sécurité domestique (FBI/ATF). Il ne faut pas oublier par ailleurs que la NSA et les autres organes de renseignement technique absorbent une fraction importante des fonds attribués à la communauté du renseignement.
Plus généralement, on peut noter que les différents intervenants privilégient une approche critique à forte imprégnation légaliste. La gestion du renseignement humain et les modes de traitement de l’information restent largement en dehors du champ d’investigation couvert par l’ouvrage. Ce qui semble dommage, si l’on considère les récriminations récurrentes formulées par les anciens de la Direction des Opérations et les carences mises à nu par le dossier Al-Qaida. Enfin, les intervenants ne restituent pas la spécificité du renseignement américain dans le contexte intérieur et international hautement complexe qui est le sien. Depuis la fin de la guerre froide, les Etats-Unis cherchent à tenir plusieurs rôles contradictoires: hyperpuissance, gardien de la Pax Americana, compétiteur industriel agressif, juge de paix, chantre de l’hédonisme New Age... La multiplication des points de vue et des missions mène inévitablement à la confusion. Et elle retentit de manière non moins logique sur les performances des services spéciaux.
Compte tenu des enjeux sécuritaires contemporains, les auteurs récusent les postures immobilistes de la CIA et de ses congénères. Ils concluent sur une suite de propositions de réformes susceptibles de redresser la balance: rétablir la primauté de la diplomatie ouverte (les opérations de propagande et autres essais de 'psy-ops' ont des effets minimes); sanctionner les intrusions illégales de la CIA dans le jeu politique interne des Etats-Unis; soumettre les services spéciaux à des contrôles (budgétaires, administratifs, juridiques) plus rigoureux; limiter les recours abusifs au secret-défense; interdire à la CIA toute implication dans les trafics illicites (narcotiques); rétablir la balance entre renseignement technique (techint) et renseignement humain (humint); systématiser le recours aux sources ouvertes; placer les agences de renseignement sous l’autorité d’une instance unique et clairement identifiée; renforcer le rôle du Congrès.
Le message sera-t-il entendu? A en juger par les développements récents, on ne peut que se montrer pessimiste. Loin de faire amende honorable, les organes de renseignement américains se sont empressés de masquer ou de minimiser leurs défaillances. Tant que cette attitude de déni prévaudra, le renseignement américain restera incapable de combler son retard.