Orient-Occident : la fracture imaginaire
Il fallait un homme comme Georges Corm, à cheval sur les mondes occidental et oriental, pour tenter de remettre d’aplomb les idées folles produites par l’après-11 septembre. De fait, que n’a-t-on entendu sur la menace islamique, le choc des civilisations, le caractère criminogène de l’islam, la guerre sainte (le fameux jihad, mis à toutes les sauces)? Mais quel discours critique s’est exprimé en retour?
Tous ceux qui connaissent G. Corm savent qu’il n’a jamais hurlé avec les loups et qu’il a souvent suivi la voie douloureuse de la solitude et de l’exigence de vérité –à ses risques et périls. Il poursuit ici le travail de décryptage de la relation Orient-Occident qu’il avait entamé, de façon plus ou moins apparente, dans ses livres précédents (Le Proche-Orient éclaté, Géopolitique du conflit libanais et Le Nouveau désordre économique mondial).
'L’argument principal de cet essai sera donc que le discours narcissique de l’Occident sur lui-même, qui ne connaît plus de limites depuis l’effondrement de l’URSS et la fin des idéologies marxistes, marginalise de plus en plus le discours critique qui fait sa force véritable' (p. 18). Le ton est donné, G. Corm dénonce le 'western biblique' dont les médias et certains 'experts' font leurs choux gras.
La thèse majeure du livre est donc que l’Occident ne pense plus le monde que par rapport à lui-même, et que les thèses de Max Weber sur la 'valeur' intrinsèque des religions et le rapport à la réussite sociale et politique sont devenues la vulgate de l’analyse occidentale. L’Occident regarde donc son nombril, et l’agression relative dont il est l’objet devient une atteinte à sa substance propre; de ce fait, elle est perçue comme incompréhensible. 'Nous sommes trop souvent prisonniers d’une approche binaire de l’existence: le bien et le mal, la tradition et la modernité, la civilisation et la barbarie, l’Orient et l’Occident, la grandeur et la décadence […]' (p. 25). Avec cette dichotomie érigée en dogme, l’Occident n’a plus comme issue que de renvoyer la pensée de l’autre à la confrontation ou au mépris. L’incompréhension, la négation et le rejet deviennent alors le mode usuel de communication. Cette construction du discours occidental s’est peu à peu élaborée sur une 'désorientalisation' de l’Occident, dont on a volontairement gommé peu à peu les racines, les liens et l’héritage oriental pour fabriquer progressivement une histoire exclusivement grecque, puis/et judéo-chrétienne, puis/et aryenne.
L’Islam devient alors le bouc émissaire idéal d’un Occident qui refuse de comprendre que l’autre monde (l’Orient) ne lui renvoie que sa propre violence. Il devient donc le 'nouveau paria du monothéisme', pour reprendre le titre du chapitre 6 du livre, sans qu’il soit désormais possible d’en penser la pluralité, pas plus qu’il n’est possible de penser la pluralité religieuse de l’Orient (christianisme, judaïsme, islam, etc.). 'Les idéologies occidentales sont donc partout, apparentes ou cachées; elles structurent et déstructurent les sociétés au gré des modes intellectuelles de l’Occident et de ses interventions directement politiques ou militaires: laïques furent les idéologies du Tiers-Monde lorsque la laïcité a été à la mode, et religieuses lorsque sonnait l’heure pour l’Occident de faire donner la cavalerie de Dieu, rabbins, papes et évêques, cheikhs, mollahs et ayatollahs, pour abattre définitivement le communisme' (p. 75).
Pour G. Corm, la réponse à la paralysie et à la domination aveugle de la pensée occidentale n’est donc que le nouvel islamisme radical, qui répond lui-même à la radicalité et à la fermeture occidentales par mimésis : 'C’est bien d'un islam déraciné dont il s’agit, un islam 'occidentalisé', atteint par le fonctionnement intransigeant de la théologie du salut et de l’élection qui sous-tend trop souvent la culture occidentale et dont l’islam dans sa splendeur s’était en général défait' (p. 132). Autre schématisation conforme au modèle binaire: le renvoi systématique à l’analyse identitaire pour tenter de décoder les problématiques conceptuelles de la conflictualité et de la violence. Les analystes, souvent, affichent un modèle occidental exemplaire et rationnel (l’ordre du Bien) face à un modèle défaillant, brutal, inefficace et irrationnel (l’ordre du Mal). La victoire du 'weberisme' et la transposition de l’idéologie chrétienne dans les valeurs politiques modernes interdisent l’autocritique de l’Occident, qui se veut universel et compassionnel, et qui ne comprend pas les résistances. L’explication ethnique du conflit se substitue alors à l’analyse critique des causalités (stratégique, politique, économique) pour dénoncer la pseudo prédestination des ressentiments historiques fondés sur le 'terroir', la 'religion' et, parfois, la 'race'.
L’Occident est donc désormais le 'pompier pyromane' du monde. En imposant un système de valeur univoque et à prétention universelle ainsi qu’une idéologie économique surdominante, il diffuse en même temps les germes d’une violence de résistance qui va jusqu’à prendre la forme d’Al-Qaida et du 11 septembre. Cependant, G. Corm ne se contente pas d’énoncer son impitoyable réquisitoire. Il propose, dans un très riche chapitre conclusif, une réflexion sur la laïcité comme voie de sortie de crise afin de briser l’engrenage de la confrontation religieuse et de résoudre la confusion dans laquelle sont tombés, chacun à sa façon, Orient et Occident. 'Dans un monde aussi occidentalisé que le nôtre, un changement positif en ce sens ne peut provenir que d’un desserrement de l’hégémonie culturelle occidentale [qui] autoriserait une réflexion plus autonome dans les autres grandes cultures, ou d’une relance de la pensée critique philosophique et politique à laquelle participerait le monde non occidental, qui pourrait reprendre de l’assurance' (p. 169).
La laïcité désormais démonétisée doit être reconstruite dans une relation nouvelle à l’accès à l’éducation, à la connaissance et à l’esprit critique: G. Corm propose de 'rétablir la laïcité et son prestige comme élément fondateur de la cité “moderne” […]'. Celle-ci doit s’accompagner d’une réflexion globale sur l’économie, les sciences et les techniques; il s’agit de sortir enfin de l’idéologie lénifiante et sans issue du 'progrès' telle que nous l’a léguée le XIXe siècle, de tenter un nouveau contrat social et d’installer un 'système de valeurs sociales et économiques qui ose une synthèse raisonnée de l’expérience de la modernité avec tous ses échecs et tous ses succès […]'.
A bien des égards, G. Corm ouvre le vrai débat de l’après-11 septembre. Pour faire face aux 'nihilistes' identifiés par A. Glucksmann, il faut reprendre le chantier de la raison, qui ne peut plus être exclusivement kantien mais doit être le fruit de la nouvelle dialectique Orient-Occident.