Abiy Ahmed, l’homme de la révolution libérale en Ethiopie
Emmanuel Macron se rend mardi et mercredi en Ethiopie. Il compte renforcer ses liens avec le jeune Premier ministre Abiy Ahmed, un dirigeant déterminé à libéraliser politiquement et économiquement son pays. Portrait
« Abiy Ahmed is good, he’s the best ! », assure Yohanes, taximan à Addis Abeba. En ce début d’année, les habitants de la capitale de l’Ethiophie sont particulièrement optimistes. Jamais, dans leur histoire, ils n’ont paru aussi satisfaits d’un dirigeant. Leur Premier ministre de 42 ans suscite d’immenses espoirs de démocratisation et d’ouverture économique.
L’Ethiopie traversait pourtant, jusqu’au début d’année dernière, une vague de protestation générale, particulièrement vive en pays Oromo où les autorités n’hésitaient pas à recourir à la répression. Depuis son arrivée au pouvoir en avril, Abiy Ahmed a multiplié les gestes d’apaisement : levée de l’état d’urgence, libération de prisonniers politiques, nomination d’un gouvernement paritaire, promotion de femmes à la présidence et à la tête de la Cour suprême, libéralisation économique et sociétale, demande de pardon pour les violations des droits commises dans le passé, réformes électorales, dialogue national avec l’opposition…
« Costumé, tiré à quatre épingles, cheveux régulièrement rafraîchis, Abiy Ahmed est charismatique, confesse un journaliste du pays. Il est populaire à Addis Abeba et en pays Amhara. Il l’est relativement en région Oromo, même si le parti d’opposition, à base communautaire, continue à le critiquer. Il s’est surtout mis la jeunesse dans la poche en communiquant sur les réseaux sociaux. »
Il mène les réformes tambour battant avec la volonté de transformer un régime autoritaire d’inspiration marxiste. La tentative d’ouverture remonte en réalité à la fin du règne de Meles Zenawi, décédé en 2012. Mais son successeur, Hailemariam Desalegn, n’a pas réussi à imposer ses vues libérales aux dirigeants de la formation au pouvoir et a dû rendre son tablier. « Abiy Ahmed poursuit mon travail de réformes, souligne Hailemariam Desalegn. Il a gagné le bras de fer au sein de notre formation politique en écartant la vieille garde. Le changement est aujourd’hui irréversible. »
Enfance syncrétique. Sourire à toute épreuve, Abiy Ahmed n’en est pas moins un « dur », rompu à la pratique du kickboxing. Il a grandi dans la région d’Agaro, entre les champs de café et de thé. Son père, un commerçant musulman, est polygame. Il a pris sa mère, chrétienne et amhara, pour quatrième épouse. « Abiy Ahmed sera le dernier d’une fratrie de six, explique Pierre Boisselet dans un portrait consacré au dirigeant dans Jeune Afrique. Le jeune garçon récite le Coran. Mais, comme souvent en Éthiopie, sa famille est ouverte à d’autres religions. La conversion d’Abiy Ahmed au protestantisme évangélique – il est aujourd’hui un fidèle de l’église de Mulu Wongel – interviendra bien plus tard. C’est peut-être de cette enfance syncrétique que lui vient la conviction, maintes fois réaffirmée, que l’Éthiopie peut et doit rester unie. C’est en tout cas de ces années que vient son inébranlable confiance en lui : sa mère aimait à lui répéter qu’il deviendrait un jour roi d’Éthiopie. »
Issu de l’ethnie oromo, majoritaire mais historiquement tenue à l’écart du pouvoir, Abiy Ahmed a épousé Zinash Tayachew, une Amhara, autre grande communauté du pays, avec qui il n’hésite pas à s’afficher en public. La révolution engagée ne va toutefois pas de soi. Le jeune dirigeant a échappé à plusieurs tentatives de coup d’Etat et a dû remanier tout l’appareil sécuritaire.
L’ex-patron du NIIS (National Intelligence and Security Services), Getachew Assefa, est en fuite et visé par un mandat d’arrêt international. Les numéros 2 et 3 des services sont en prison. En fin d’année, les autorités ont arrêté plus de cinquante officiels dans une opération anti-corruption dont des responsables gouvernementaux de la région Oromo et Kinfe Dagnew, l’ancien directeur général de Metals and Engineering Corporation (Metec), un conglomérat industriel dirigé par l’armée. La population salue la fin de l’impunité et les médias internationaux dépeignent aujourd’hui l’Ethiopie en « tigre africain » à la croissance spectaculaire.
Addis Abeba s’ouvre aux investissements privés occidentaux pour sortir de sa dépendance à la Chine, ultra-présente dans l’économie nationale. Cette ouverture donne lieu à d’âpres foires d’empoigne au sein du parti au pouvoir.
« Abiy Ahmed a embrassé pleinement le langage néolibéral du libre marché lors de son intervention à l’occasion du dernier Forum économique mondial en janvier 2019, et a affirmé “my model is capitalism” lors d’un récent entretien accordé au Financial Times, confie Clélie Nallet, chercheur à l’Ifri et auteur d’une note récente sur le pays. Ces déclarations constituent un tournant, au moins discursif, dans les orientations économiques du gouvernement. Cette rhétorique est perçue comme une étape vers la fin du modèle du developmental state (Ndlr : héritage de la période de Meles Zenawi) qui constituait l’un des fondements du régime. » Addis Abeba s’ouvre aux investissements privés occidentaux pour sortir de sa dépendance à la Chine, ultra-présente dans l’économie nationale. Vieux serpent de mer, cette ouverture donne lieu à d’âpres foires d’empoigne au sein du parti au pouvoir car elle est intimement liée aux chasses gardées et à la souveraineté dans un système de gouvernance jusqu’alors administrée, où politique et économie sont les deux revers d’une même médaille.
Quatre entreprises publiques sont sur la liste des privatisations partielles (moins de 49 % des parts) : Ethiopian Airlines, Ethio Telecom, Ethiopian Shipping & Logistics Services Enterprise et Ethiopian Electric Power Corporation. Les conseillers du Premier ministre y travaillent sans précipitation. Il faut réformer le cadre réglementaire et faire avaler la pilule aux caciques du régime, encore très présents dans l’économie. Le processus devrait débuter par l’ouverture du capital d’Ethio Telecom, que convoite le français Orange. « Abiy Ahmed est courageux, assure un diplomate français. La visite d’Emmanuel Macron vise à apporter notre soutien aux réformes en cours. » De passage fin janvier en Ethiopie, Jean-Baptiste Lemoyne, le secrétaire d’Etat, a fait du lobbying pour les entreprises de l’Hexagone.
Tensions communautaires. La communauté internationale loue encore la politique de main tendue d’Abiy Ahmed envers son voisin érythréen, un régime souvent comparé à la Corée du Nord. Les deux pays ont signé la paix, leur frontière a été ouverte, même si les Erythréens n’en profitent pas comme les Ethiopiens. Ce rapprochement est de bon augure pour la stabilité de la Corne de l’Afrique. Le dirigeant éthiopien a des ambitions géopolitiques, notamment via la construction du barrage de la Renaissance, futur hub électrique régional.
Le tableau idyllique de cette gouvernance doit toutefois être relativisé. Les tensions communautaires et sociales ont rejailli depuis deux mois, les inégalités économiques et foncières sont toujours criantes. Une libéralisation non maîtrisée pourrait aggraver les écarts de richesse entre les classes moyennes urbaines et les populations déshéritées des campagnes. « De nombreux habitants vivent dans des conditions précaires et le taux de pauvreté reste élevé, poursuit Clélie Nallet. Entre 2 à 2,5 millions de jeunes arrivent chaque année sur un marché du travail particulièrement étroit. Les parcs industriels, au cœur des plans de développement, ne tiennent pas leurs promesses en termes d’exportations et de création d’emploi. » Pour le chercheur, la libéralisation profitera sans doute plus aux classes moyennes supérieures, à la diaspora qu’à la majorité de la population, notamment les jeunes, qui a pourtant contribué à porter Abiy Ahmed au pouvoir.
Opposant récemment libéré, Merera Gudina compare la situation politique à La Ferme des animaux, le roman satire de la révolution russe de George Orwell. Ce leader du Congrès fédéraliste oromo dénonce la mainmise du Front de libération du peuple du Tigray (TPLF), un ancien mouvement révolutionnaire devenu la principale composante du Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF, coalition au pouvoir), sur tous les organes de décision. Selon lui, le TPLF, a instauré un fédéralisme ethnique non démocratique. Dénonçant des élections gagnées par l’EPRDF depuis 1991, il appelle les groupes armés à déposer les armes pour la tenue de scrutins crédibles. Il redoute aussi la guerre des clans au sein de la coalition au pouvoir. « La vieille garde tigréenne de l’EPRDF a été poussée vers la sortie avec des départs à la retraite où des reclassements financiers. Le renouvellement entraîne la résistance des caciques », ajoute Clélie Nallet.
Abiy Ahmed promet à ses compatriotes des élections libres, inclusives et transparentes en 2020. Il semble même donner des gages en nommant une opposante à la tête de la commission électorale, Birtukan Mideska. D’autres exilés politiques ont pu revenir et reprendre leurs activités. Mais d’aucuns craignent que le vent d’espoir n’aboutisse à des réformes en trompe-l’œil visant à la seule réélection du Premier ministre.
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